Avec RSF
Reporters sans frontières (RSF), qui continue à enquêter sur la mort du journaliste camerounais tué il y a un an, a obtenu de nouveaux éléments de ce dossier ultra-sensible pour lequel un troisième juge vient d’être nommé. Certains des inculpés révèlent les détails sordides des actes de tortures au cours de l’opération “pour faire taire” le journaliste. De nombreuses questions demeurent toutefois sur l’étendue des responsabilités et des implications.
Un an après l’assassinat du journaliste Martinez Zogo près de Yaoundé, la capitale camerounaise, RSF s’est procuré plusieurs éléments du dossier d’enquête – dont les auditions jamais rendues publiques de plusieurs membres du commando – qui mettent en lumière la cruauté des sévices infligés au journaliste autant qu’ils soulèvent les mystères qui entourent encore cette affaire. Qui savait ? Où s’est déroulé le crime ? Que contenaient les applications de messagerie de Jean-Pierre Amougou Belinga, l’homme d’affaires soupçonné d’avoir commandité l’opération, supprimées trois jours avant son arrestation ? Comment expliquer que les faits aient été requalifiés en simple “complicité de torture” jetant le doute et le discrédit sur la sincérité de l’information judiciaire qui piétine depuis des mois?
Pour la première fois, RSF a pu consulter plusieurs procès verbaux d’audition datant de fin janvier 2023 des membres du commando impliqués dans l’assassinat du journaliste. Leur contenu est glaçant. Ils racontent en détail le déroulé de l’opération sous les ordres du lieutenant-colonel Justin Danwe, chef des opérations de la Direction générale du renseignement extérieur du Cameroun (DGRE) et en révèlent des détails scabreux d’une torture effroyable.
“Si le récit ignoble des actes de torture subis par ce journaliste est désormais connu, l’information juidiciaire piétine depuis plusieurs mois. De nombreuses questions restent sans réponse et toute la lumière n’a pas été faite sur cette affaire. Le nouveau juge va devoir redoubler d’efforts pour rassembler les pièces manquantes en résistant aux pressions multiples qui s’exercent sur ce dossier ultra-sensible compte tenu du statut des suspects.”
Arnaud Froger
Responsable du bureau investigation de RSF
Le 17 janvier 2023, Martinez Zogo, animateur phare de l’émission “Embouteillages” sur Amplitude FM, est déjà suivi depuis plusieurs jours par l’équipe de liaison clandestine (LICLAN), un service de la DGRE opérant les filatures secrètes, lorsqu’il est pourchassé puis enlevé dans la soirée par cinq militaires répartis dans deux voitures. “Il a crié au secours. Il est cagoulé. Ça ne dure pas plus d’une minute”, précise l’un des participants à cet enlèvement lors de son interrogatoire du 27 janvier. Détail intriguant, les membres du commando racontent avoir subi un “blackout général” pendant leur poursuite, rendant impossible la communication par WhatsApp ou par téléphone. L’équipe était-elle surveillée ?
Des actes de torture effroyables
Les membres du commando déclarent ensuite avoir amené le journaliste dans le bosquet dans lequel il sera retrouvé mort cinq jours plus tard. Les sévices vont durer une trentaine de minutes. Martinez Zogo est roué de coups. “Il a voulu se montrer agressif, on l’a tapé dans tous les sens”, rapporte l’un des membres du commando. “On l’a fouetté avec un fil de courant et un gourdin”, déclare un autre. “Il m’a dit en partant qu’il ne va plus faire la radio”, conclut celui que l’un de ses collègues surnomme “chef bourreau” dans ses auditions.
Consulté par RSF, le rapport de la commission mixte police-gendarmerie mise en place sur instruction du président Paul Biya, transmis le 23 février 2023 au tribunal militaire de Yaoundé, fait état de l’usage d’un cutter, d’un taser et d’un bâton introduit dans l’anus de la victime. Le corps est mutilé. Les médecins légistes constatent près de 30 lésions et concluent dans leur rapport d’autopsie, daté du 10 février 2023, que le décès du journaliste, identifié par test ADN, est “consécutif aux multiples violences subies”. Selon ces médecins, le lieu de la découverte du corps est une “scène de crime secondaire” et le décès remonte à plus de 72h.
Dans leurs déclarations, les membres du commando sont unanimes pour décrire une opération qui visait à “corriger” et à “effrayer le journaliste.” Tous disent l’avoir laissé vivant. Une deuxième équipe est-elle intervenue ? Une possibilité évoquée au cours des interrogatoires mais qui n’est pas retenue lorsque la commission mixte transmet son rapport d’enquête, consulté par RSF.
Des liens très étroits confirmés entre le chef du commando et le commanditaire présumé
Le travail des enquêteurs, et notamment les auditions de confrontation consultées par RSF, permet aussi d’établir la nature des liens entre Justin Danwe et Jean-Pierre Amougou Belinga, dit “AB”, qui éclairent les responsabilités. Les deux hommes se connaissent depuis plusieurs années. Le premier a l’habitude de donner des informations sensibles au second qui déclare dans ses auditions en faire usage pour en tirer des avantages auprès d’un chef d’État étranger. Justin Danwe assure de son côté qu’AB lui a demandé de “faire taire” le journaliste lors d’un rendez-vous, le 29 décembre 2022, au domicile d’un magnat des médias sur lequel Martinez Zogo avait commencé à faire des révélations concernant des soupçons de détournements de fonds publics. À cette occasion, il dit avoir reçu deux millions de francs CFA, soit environ 3 000 euros.
Les deux hommes se sont ensuite revus le 16 janvier, veille de l’enlèvement du journaliste, dans le bureau d’AB à l’immeuble Ekang, pour “faire le point sur les préparatifs de l’opération”, selon les déclarations de Justin Danwe. Le 18 janvier, ce dernier se rend de nouveau au bureau de l’homme d’affaires pour lui faire un compte rendu et précise avoir transmis à cette occasion trois courtes vidéos des sévices infligés à Martinez Zogo. Dans l’une d’elle, ce dernier déclarait qu’il ne ferait plus de journalisme. Jean-Pierre Amougou Belinga conteste le contenu de ces échanges. Les rendez-vous, eux, ont bien été confirmés par des images de vidéosurveillance projetées au cours des auditions.
Le 23 janvier, au lendemain de la découverte du corps du journaliste, les deux hommes se voient de nouveau, selon Justin Danwe. Le lieutenant-colonel, tout en assurant que le journaliste avait été laissé vivant, dit s’être demandé s’il n’y avait pas eu un “coup dans le coup.” “De toute façon, il devait finir comme ça”, lui aurait alors répondu AB.
Des pressions énormes sur l’enquête
Les enquêteurs vont saisir plus d’une quinzaine de téléphones portables appartenant à l’homme d’affaires et aux membres de sa famille, sans parvenir à restaurer le contenu de ces échanges. Le 3 février, alors que Justin Danwe a été arrêté, l’étau se resserre sur AB. Ses comptes Telegram, WhatsApp et ICloud sont supprimés de l’un de ses principaux téléphones saisis par les enquêteurs, comme a pu le constater RSF. Il sera arrêté trois jours plus tard. Que contenaient ces messageries ? Ni les enquêteurs, ni les juges qui se sont succédé ne semblent avoir été en mesure de répondre à cette question jusqu’à présent.
Un an après les faits, le lieu du crime n’a pas été formellement identifié, les résultats complets des réquisitions téléphoniques se font toujours attendre et la question de l’étendue des responsabilités reste entière. Deux juges ont déjà été dessaisis de l’affaire, dont le dernier, après avoir tenté de remettre en liberté deux des principaux suspects – Jean-Pierre Amougou Belinga et Léopold Maxime Eko Eko, l’ex patron de la DGRE. Une volte-face qui témoigne des pressions énormes exercées sur cette affaire et des obstacles à la manifestation de la vérité pour ce journaliste assassiné.