Avec AFP

Dix candidats concourent à la fonction suprême lors de la présidentielle tchadienne, qui se tiendra le 6 mai. Un scrutin dominé par un duel au sommet entre le président de la transition, le général Mahamat Idriss Déby, et son Premier ministre, Succès Masra. Cet affrontement inédit entre les deux hommes forts du Tchad fait couler beaucoup d’encre.

La campagne bat son plein au Tchad, où le président de transition, Mahamat Idriss Déby, affrontera, pour la première fois, l’épreuve des urnes lors de l’élection présidentielle du 6 mai. Au pouvoir depuis avril 2021, l’actuel dirigeant a été proclamé président par l’armée à la mort de son père Idriss Deby, tué sur le champ de bataille après plus de trente ans de règne. Le général de 40 ans s’était d’abord engagé à rendre le pouvoir aux civils à l’issue d’une transition de 18 mois, avant de prolonger cette période puis de se lancer finalement dans la course.

Neuf autres candidats sont en lice, dont l’ancien Premier ministre Albert Pahimi Padacké, la ministre de l’Enseignement supérieur Lydie Beassemda, seule femme à concourir, mais aussi et surtout l’actuel Premier ministre, Succès Masra, qui fait office de principal rival.

Opposant rallié au pouvoir

Cet affrontement entre le président de transition et le chef de son gouvernement, qu’il a lui-même nommé le 1er janvier dernier, est au centre de toutes les attentions durant cette campagne. Car avant de pactiser avec le pouvoir, Succès Masra, âgé lui aussi de 40 ans, était considéré comme le plus farouche opposant du régime.

En 2021, il s’était opposé frontalement à la prise de pouvoir de l’actuel président de transition, à la tête d’un conseil militaire, qu’il avait qualifiée de “coup d’État” – et il avait appelé à des manifestations.

Le 20 octobre 2022, l’un de ces rassemblements, organisé pour protester contre la prolongation de la transition de deux ans, tourne au bain de sang. Des dizaines de Tchadiens perdent la vie lors de cette journée marquée par la répression et rebaptisée “Jeudi noir”. Succès Masra entre alors dans la clandestinité puis quitte le pays.

Son retour au Tchad, un an plus tard à la faveur d’un accord avec le régime, puis sa nomination au poste de Premier ministre lui attirent les foudres de plusieurs figures de l’opposition, prompte à dénoncer une traîtrise.

Accord secret ?

Le 10 mars, l’annonce par Succès Masra de sa candidature à la présidentielle ravive la polémique. C’est “une farce, une candidature postiche pour accompagner le chef du pouvoir militaire”, s’empresse alors de réagir Max Kemkoye, porte-parole de la deuxième plateforme de l’opposition, le Groupe de concertation des acteurs politiques (GCAP). Malgré son passé politique, les doutes sur la sincérité de son engagement persistent. Depuis son entrée au gouvernement, le chef du parti Les Transformateurs a adouci son discours, prônant la réconciliation avec le pouvoir qu’il avait accusé de vouloir perpétuer la dynastie Déby et d’avoir orchestré la répression sanglante du 20 octobre.

Un changement de ton qui alimente la théorie d’un accord secret, avancée par de nombreux observateurs, entre le président de transition et le Premier ministre, permettant à ce dernier de se présenter tout en ayant la garantie de retrouver son poste en cas de défaite.

“Pour légitimer son pouvoir au sein de son propre camp, Mahamat Idriss Déby a besoin de battre un adversaire politique d’envergure”, analyse un expert de la politique tchadienne, sous couvert d’anonymat. “De son côté, Succès Masra sait qu’une bonne performance à la présidentielle lui garantira un partage plus équitable du pouvoir en tant que chef du prochain gouvernement.”

Interrogé sur France 24 et RFI, le président de la transition a affirmé que le seul accord conclu avec Succès Masra visait à permettre son retour dans le pays, démentant tout pacte électoral en vue de l’élection. Le Premier ministre s’est pour sa part montré plus évasif : “S’il y a un accord, présentez-le (…). J’ai signé un accord qui garantit mes droits politiques, qui permet au Tchad de s’inscrire sur le chemin de la réconciliation nationale”, a-t-il affirmé.

Déby favori

Malgré les critiques, la campagne de Succès Masra suscite un enthousiasme certain sur le terrain, en particulier dans le sud du pays, bastion de l’opposition dont il est originaire. Le 28 avril, des milliers de sympathisants ont acclamé le Premier ministre dans la ville de Moundou, où il a promis de rétablir égalité, justice et dignité.

“Succès Masra a fait le choix d’agir de l’intérieur en rejoignant le gouvernement. Cette décision lui a permis de bénéficier de moyens pour organiser sa campagne et de capter l’attention de l’opinion publique”, analyse Makaila Nguebla, journaliste et ancien conseiller aux droits humains à la présidence. “Tous les médias parlent aujourd’hui de Succès Masra et cet engouement met le régime dans une situation très inconfortable.”

Pour convaincre, le Premier ministre peut compter sur son dynamisme et son expertise économique dans un pays parmi les plus pauvres au monde, confronté à une inflation galopante et à des problèmes récurrents d’approvisionnement en électricité.

De l’avis général, le président de la transition demeure néanmoins le grand favori du scrutin. Soutenu par une coalition de plus de 220 partis, dont la puissante formation de son défunt père, le MPS (Mouvement patriotique du salut), il bénéficie de l’appui des clans du Nord, arabo-musulman, qui dominent politiquement le pays depuis 40 ans.

“En rejoignant le gouvernement puis en se présentant à l’élection présidentielle, Succès Masra a opté pour la seule voie qui lui permet d’exister politiquement”, décrypte l’expert politique contacté par France 24. “Son but est d’imposer une véritable cohabitation au sommet du pouvoir tout en creusant son sillon avec en ligne de mire les prochaines élections, législatives, municipales et locales.”

Le journaliste Makaila Nguebla redoute pour sa part que le scrutin ne plonge le pays dans un cycle de violences. “Il est évident que l’armée tchadienne ne compte pas lâcher le pouvoir. Que se passera-t-il si Succès Masra réalise une percée électorale et revendique la victoire ? Le scénario d’un affrontement sanglant est bien possible.”

L’élection présidentielle intervient dans un climat politique tendu au Tchad, un peu plus de deux mois après la mort de l’un des principaux opposants, Yaya Dillo Djerou, lors d’un raid de la police à son QG de campagne et en l’absence de plusieurs autres rivaux du président de transition, évincés du scrutin. Elle se déroule également dans un contexte de restriction de la liberté d’expression, plusieurs organes de presse ayant été suspendus à l’approche du vote.

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