Avec Tiphaine ATANGANA et AFP
L’ancien ministre de la Justice, figure de l’abolition de la peine capitale en France, était âgé de 95 ans. Figure incontournable de l’Histoire du XXe siècle et de la politique française, il était resté un observateur attentif, érudit et inquiet des soubresauts du monde.
L’ancien garde des Sceaux de François Mitterrand est décédé cette nuit à l’âge de 95 ans, a indiqué son entourage familial à France Inter. Avocat de profession, Robert Badinter a été ministre de la Justice et président du Conseil constitutionnel. Garde des Sceaux il a porté l’abolition de la peine de mort en France. Un hommage national lui sera rendu : il aura lieu le mercredi 14 février à midi, place Vendôme, le siège du ministère de la Justice qu’il a occupé au début des années 80.
Plusieurs personnalités, notamment de gauche (Olivier Faure, Sébastien Le Foll, Benjamin Luncas), demandent déjà sa panthéonisation. Ils estiment que la place de Robert Badinter est désormais aux côtés de Jean Moulin, Simone Veil ou André Malraux.
Une “figure du siècle, l’esprit français”
Emmanuel Macron a salué “une figure du siècle, une conscience républicaine, l’esprit français”. Pour son Premier ministre Gabriel Attal, “Toute sa vie, il a fait tonner la voix de la Justice”
Jack Lang évoque sur France Inter “un sentiment de déchirement et d’arrachement“. “Le nom de Robert Badinter est une autre manière de prononcer le mot liberté. Quand je pense à ce mot, je pense à Robert Badinter”, témoigne l’ancien ministre de la Culture. “Toute une partie de ma vie et de nos vies étaient liées à lui. C’était un homme exemplaire qui pourrait illustrer ce que l’on peut attendre d’un homme d’Etat. Faire prévaloir l’intérêt supérieur de ses convictions sur la petite politique des calculs opportunistes.”
Le leader des Insoumis Jean-Luc Mélenchon salue pour sa part “une force de conviction sans pareille”, un être “lumineux”. Laurent Fabius, l’un de ses successeurs à la tête du Conseil constitutionnel, le qualifie de son côté de “juste entre les justes”. Quant à l’actuel garde des Sceaux, son confrère avocat Éric Dupond-Moretti, il rend hommage à un “garde des Sceaux visionnaire” qui “laisse un vide incommensurable”.
“Avec Robert Badinter, la France perd un géant, immense juriste, avocat et homme d’État. Je perds un ami intime, un compagnon de luttes, de victoires, de conversations littéraires et de moments intenses”, a réagit sur X l’écrivain et économiste Jacques Attali. Olivier Faure assure lui qu’il a été “la cause de [son] engagement” politique, saluant sa “droiture morale et sa détermination”.
“On pouvait ne pas partager tous les combats de Robert Badinter, mais cet homme de convictions, fut incontestablement une figure marquante du paysage intellectuel et juridique”, écrit la patronne du Rassemblement national Marine Le Pen.
Un enfant de la guerre
Robert Badinter est un enfant de la guerre, contraint par exemple de changer de nom en 1943. Il s’appelait alors Berthet, pour entrer au lycée de Chambéry, où il est réfugié avec sa mère et son frère. Son père juif russe immigré meurt en déportation à Sobibor.
À la Libération, Robert Badinter a 17 ans. Sa conviction est forte : il veut être avocat. Licence de lettres, licence de droit, université de Columbia aux Etats-Unis en 1949. Il s’inscrit au barreau de Paris en 1951, où il commence sa carrière, d’abord spécialiste de droit civil, puis de droit des affaires quand il fonde son cabinet avec Jean Denis Bredin en 1966.
C’est évidemment en droit pénal qu’il va se distinguer à partir des années 1970, quand il défend des hommes qui risquent la peine de mort. Il y aura Roger Bontemps, dans l’affaire de la prise d’otage de Clairvaux, en 1972, dont il ne sauvera pas la tête. L’accusé sera guillotiné.
L’homme de l’abolition de la peine de mort en France
Car c’est justement en 1972 que le combat contre la peine de mort de Robert Badinter, qui y était déjà opposé, commence réellement, dix ans avant sa conclusion. Avocat, il est à l’époque révolté par l’exécution de cecomplice d’un meurtrier, Roger Bontemps, alors même qu’il n’avait lui-même tué personne. Robert Badinter a beau le défendre, il ne sauvera pas sa tête.
Il décide ensuite de défendre Patrick Henry, meurtrier d’un petit garçon de huit ans : sa plaidoirie défend moins l’assassin qu’elle ne condamne la peine de mort elle-même. La culpabilité étant évidente, son objectif est alors de faire prendre conscience aux jurés qu’ils allaient peut-être envoyer eux-mêmes quelqu’un vers la mort. Henry échappe à l’échafaud et est condamné en 1977 à la réclusion à perpétuité. Robert Badinter devient alors le visage de la lutte contre la peine de mort.
L’avocat Jean-Yves Dupeux a travaillé au côté de Robert Badinter en 1977 à Troyes, dans le procès de Patrick Henry. Il est tout jeune avocat et il se souvient, sur France Inter, “d’une audience inoubliable, une plaidoirie que personne ne pouvait attendre et que personne ne pourrait répéter”. “Il s’est passé quelque chose d’inouïe”, témoigne Jean-Yves Dupeux.
Entretemps, Robert Badinter a joué un rôle actif dans la campagne présidentielle de François Mitterrand en 1974. Un rôle qu’il reprend en 1981, alors que le candidat socialiste remporte l’élection pour la première fois. Il devient garde des Sceaux dans le gouvernement de Pierre Mauroy, et affirme devant les députés avoir désormais “l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France”.
Il présente le projet de loi, adopté par l’Assemblée le 18 septembre 1981, puis le Sénat en 1981. Aux voix de gauche se joignent quelques voix de droite, dont celle de Jacques Chirac. La loi est promulguée le 10 octobre 1981, mettant fin aux exécutions en France.
Robert Badinter continuera ensuite à plaider contre l’exécution capitale partout dans le monde, animant notamment le premier Congrès mondial contre la peine de mort, en 2001. Un combat qui reste encore pleinement d’actualité, comme le rappelle régulièrement Amnesty International (en 2023, les exécutions sont revenues à un niveau record dans le monde).
Un rôle continu dans la Ve République
Outre la peine de mort, Robert Badinter a aussi eu un rôle majeur pour la dépénalisation des relations homosexuelles, une autre promesse de François Mitterrand lors de la présidentielle de 1981. Il marque là aussi les esprits avec son discours devant l’Assemblée nationale. “L’Assemblée sait quel type de sociétés dans l’Histoire, et aujourd’hui encore, toujours marqué par l’arbitraire, l’intolérance, le fanatisme et le racisme a constamment pratiqué la chasse à l’homosexualité. Cette discrimination et cette répression-là sont incompatibles avec nos grands principes.”
Robert Badinter fut l’un des grands artisans de la dépénalisation de l’homosexualité, au côté de l’avocate Gisèle Halimi. Le 4 août 1982, le “délit d’homosexualité” est abrogé, mettant fin à des dizaines d’années de répression, lié aux lois répressives du régime de Vichy. “Une incrimination d’exception, dont rien, même pas la tradition historique, ne justifie le maintien“, explique le garde des Sceaux. “Une telle disposition répressive, est contraire à deux principes fondamentaux du droit : le principe de non-discrimination et celui du respect de l’intimité de la vie privée.”
Lors de la cérémonie de commémoration du 50e anniversaire de la rafle du Vél’d’Hiv en 1992, Robert Badinter est submergé par la colère. A l’aube du 16 juillet 1942, la police française arrêtent plusieurs milliers de Juifs à Paris et dans la région parisienne, pour les parquer au Vél’ d’Hiv, avant de les déporter. “J’étais hors de moi“, se souvient l’ancien ministre sur France Culture, qui apostrophe au public, “vous m’avez fait honte“. “Je ne demande rien, aucun applaudissement. Je ne demande que le silence que les morts appellent. Taisez-vous ! Ou quittez à l’instant ce lieu de recueillement. Vous déshonorez la cause que vous croyez servir !“
En 1986, il devient président du Conseil constitutionnel, où il veille à la conformité des lois, jusqu’en 1995. Entretemps, il aura participé à la rédaction de la constitution roumaine. Et a continué à prendre position, fortement et régulièrement, dans différents dossiers liés aux droits de l’Homme : il évoque un “génocide culturel” au Tibet, s’oppose à l’entrée de la Turquie en Europe, milite pour la libération de Maurice Papon pour raison médicale, estimant que “l’humanité doit prévaloir sur le crime”. Il se disait également circonspect sur la question de l’euthanasie, estimant que “le droit à la vie est le premier des droits de l’homme”.
Sur la question des violences faites aux femmes, il estimait en 2011 que “l’on assiste à un phénomène qui est, à mon sens, inquiétant pour la justice, qui est la sacralisation de la parole de la victime”.
Depuis 2011, Robert Badinter n’avait plus aucun mandat. Il en avait profité pour écrire le livret d’un opéra en 2013 : “Claude”, inspiré d’un roman de Victor Hugo. Toute sa vie, Robert Badinter aura également fui les honneurs, refusant la Légion d’honneur et l’Ordre national du mérite.
“Tu as fait ce que tu as pu…”
Invité de Bernard Pivot, Robert Badinter avait répondu à sa célèbre question : “Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous après votre mort l’entendre vous dire ?” Il avait alors eu cette phrase : “Tu as fait ce que tu as pu, entre…”
En janvier, la matinale de France Inter déambulatait Robert Badinter dans l’exposition “Crime et châtiment” au Musée d’Orsay dont il est l’initiateur.