Avec AFP

Les Sénégalais traversent une crise politique sans précédent depuis l’annonce du report du scrutin présidentiel par Macky Sall. La validation de cette décision par le Parlement, lors d’un vote dont ont été exclus les députés de l’opposition, a fait monter la colère et la “consternation”. Décryptage de France 24 avec Alioune Tine, un expert qui dirige le think tank Afrikajom.

La tension est encore montée d’un cran au Sénégal. Dans la nuit du lundi 5 février au mardi 6 février, l’Assemblée a voté, dans une atmosphère électrique, un projet de loi visant à repousser la présidentielle au 15 décembre 2024. Une décision qui plonge ce pays, considéré comme un îlot de stabilité en Afrique de l’Ouest, dans l’inconnu et fait craindre une ébullition.

Dans un discours à la nation, le président sénégalais Macky Sall avait annoncé quelques jours plus tôt qu’il abrogeait le décret qui convoquait le corps électoral le 25 février. Puis les Sénégalais ont appris lundi que leur chef d’État resterait dans ses fonctions jusqu’à l’installation de son successeur, comme en a décidé une autre disposition de la loi entérinée par les élus sénégalais présents lors du vote.

Une partie d’entre eux, des parlementaires de l’opposition, a en effet été évacuée de l’enceinte démocratique par les gendarmes. Massés autour de la tribune, ces élus faisaient physiquement obstacle au vote. Le texte a été adopté sans eux et n’a rencontré qu’une voix contre. Malgré des heures d’arguties, il n’y a pas eu de débat sur le fond.

Pour le camp présidentiel, la décision de reporter l’élection présidentielle est la seule manière de protéger la crédibilité du scrutin. Estimant que le Sénégal ne peut “se permettre une nouvelle crise” après les épisodes de violence de mars 2021 et juin 2023, le président Macky Sall avait annoncé samedi la mise en place d’un “dialogue national” pour “une élection libre, transparente et inclusive”, réaffirmant son engagement à ne pas se porter candidat.

Le report du scrutin vise à “éviter une instabilité institutionnelle et des troubles politiques graves”, et à mener “une reprise complète du processus électoral”, ont indiqué lundi des députés en commission préparatoire dans un rapport. Ce report de plus de six mois permet de tenir compte des “réalités du pays”, avec notamment la difficulté de tenir une campagne électorale en pleine saison des pluies, entre juillet et novembre, ou encore la collision avec de grandes fêtes religieuses, souligne le rapport.

L’opposition fustige quant à elle une manœuvre politique permettant au président de conserver le pouvoir.

La loi votée lundi par le Parlement doit désormais être validée par le Conseil constitutionnel sénégalais avant d’être promulguée.

De son côté, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a dit mardi “encourager” le Sénégal, pays membre, à rétablir urgemment le calendrier de la présidentielle.

Pour mieux comprendre les conséquences de ces revirements politiques, France 24 a interrogé Alioune Tine, expert indépendant des Nations unies sur les droits humains, à la tête du think tank Afrikajom Center, à Dakar.

France 24 : Cette crise politique est-elle inédite au Sénégal ?

Alioune Tine Depuis l’indépendance [1960], tous les présidents qui se sont succédés ont respecté la date de la tenue de l’élection présidentielle. Nous n’avons jamais eu de report [hormis celui de deux mois décidé en 1967 par Léopold Sédar Senghor pour introduire le pouvoir de dissolution de l’Assemblée nationale par le Président de la République, NDLR]. L’élection présidentielle c’est quelque chose de sacré. Là il y a une volonté réelle de Macky Sall, coûte que coûte, et par des moyens qui sont totalement inconstitutionnels, de prolonger son mandat présidentiel.

En votant le projet de loi qui repousse l’élection au 15 décembre 2024, l’Assemblée nationale a cassé une décision du Conseil constitutionnel [qui avait validé une liste de vingt candidats, NDLR]. Cela choque énormément, on ne s’y attendait pas. Ça a été fait au forceps. La loi a été adoptée sans débats. Les élus de l’opposition ont été tout simplement virés de l’Assemblée nationale par la gendarmerie. Et donc, c’est avec l’aide de la gendarmerie et des forces de l’ordre qu’on est en train, petit à petit, d’installer une forme d’autoritarisme totalement inédite au Sénégal. C’est une image choquante qui n’est pas totalement différente des coups d’État militaires [à l’image de certains pays de la région ces dernières années, NDLR].

Que va-t-il se passer maintenant ? Que peut faire l’opposition ? Est-elle en mesure de mobiliser ?

Ce que les Sénégalais ont vécu hier est un deuil. On a assisté à la mort de notre démocratie. On a ouvert une ère d’incertitude et de possible chaos. Ici, les gens sont tristes et en colère. C’est la consternation depuis que l’Assemblée nationale a entériné le report de l’élection. Aucun Sénégalais ne peut supporter ce qui s’est passé.

Les gens sont extrêmement choqués et tentent de s’organiser, ils essaient de se mobiliser. Ils ont déjà commencé à manifester depuis dimanche. Quant aux vingt candidats qui avaient été acceptés par le Conseil constitutionnel, certains ont décidé de faire campagne comme si les élections allaient avoir lieu. Et ils ont saisi le Conseil constitutionnel contre cette loi, qui est totalement inconstitutionnelle.

À votre avis, a-t-on atteint le point de non-retour ? Le président sénégalais Macky Sall peut-il faire marche arrière ?

On ne sait pas ce qui va se passer parce que les gens sont en train de s’organiser et de résister en ce moment même. Je crains qu’il y ait de la violence et que les tensions politiques n’entrainent des effets imprévus. En tout cas, Macky Sall a l’air décidé à aller jusqu’au bout de sa logique du report.

Avec AFP

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