Par Clarisse Juompan-Yakam (Jeune Afrique)

Coup d’État au Niger, crise au Sénégal, relations avec la France… L’historien camerounais déplore le recours systématique à la violence et aux sanctions et plaide pour un renouvellement de la pensée par les Africains eux-mêmes.

Il a fait le pari de promouvoir la démocratie en Afrique, en dépit des écueils et de l’enchevêtrement de crises que connaît le continent. Un mois après les premières rencontres annuelles de la Fondation de l’innovation pour la démocratie qui se sont tenues du 9 au 11 juillet à Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire, Achille Mbembe est à Gorée, au Sénégal, pour une semaine de travail en compagnie d’une cinquantaine de chercheurs, d’enseignants et d’activistes.

Figure majeure de la vie intellectuelle africaine, l’auteur, entre autres, de La Communauté terrestre et de Brutalisme (La Découverte), entend miser sur l’intelligence collective des Africains, la cultiver et la nourrir, afin de construire ou de réinventer la démocratie pas à pas, notamment en réhabilitant le désir d’histoire en lieu et place du désir de nouveaux maîtres. Une gageure, Mbembe en convient, dans des pays où, entre coups d’État, troisième mandat et élections truquées, les dysfonctionnements démocratiques sont légion ; dans un continent, aussi, où une partie de la jeunesse, déboussolée et sans avenir, a pour seul horizon la violence. À ceux qui s’interrogent sur l’efficacité et la pertinence d’une telle entreprise, le cofondateur des Ateliers de la pensée oppose sa patience et sa détermination. Il veut croire en cette forme originale de dialogue, qu’importe si en récolter les fruits requiert quelques décennies.

Jeune Afrique : Alors qu’elle était censée rencontrer la junte militaire à Niamey, une mission conjointe de la Cedeao, des Nations unies et de l’Union africaine s’est vu interdire l’accès au territoire. Faut-il intervenir militairement au Niger ?

Achille Mbembe : Le coup d’État au Niger ne sera pas le dernier. Sur le long terme, la priorité en Afrique doit porter sur la démilitarisation de tous les aspects de la vie politique, économique, sociale et culturelle. Pour y parvenir, il faut investir massivement dans la prévention des conflits, le renforcement des institutions de médiation et le dialogue civique et constitutionnel. Une démocratie durable ne prendra pas racine à coups de bazookas. L’Afrique est embarquée dans des transformations de très long terme. Elle devra les négocier elle-même et en toute autonomie.

Y compris en laissant des putschistes au pouvoir ?

Il y a plusieurs types de coups d’État sur le continent. Il y a des coups d’État militaires, des coups d’État constitutionnels, des coups d’État électoraux. Tous ne sont que des symptômes de conflits structuraux qu’il faut traiter en amont, de manière intégrale. Le moment est venu, par ailleurs, de tourner le dos aux deux voies d’impasse dans lesquelles tentent de nous enfermer les puissances du monde, à savoir le recours systématique aux postures martiales, à la guerre et aux interventions militaires comme moyen ordinaire de résolution des conflits, et l’imposition, à chaque fois intempestive, de sanctions économiques dont on sait qu’elles n’ont pour effet que de blesser davantage ceux et celles qui sont déjà à genoux. La meilleure façon de défendre la démocratie en Afrique et de contribuer à l’émergence de sociétés ouvertes, c’est de miser sur l’intelligence collective, de la former, de la nourrir et de la cultiver. Il faut accepter que cela prendra beaucoup de temps.

Que pensez-vous des propos des responsables militaires maliens et burkinabè, pour qui une intervention de la Cedeao au Niger équivaudrait à une déclaration de guerre ? Ne s’achemine-t-on pas vers le chaos ?

La question qu’il faut poser est celle de savoir à qui profitera une énième guerre interafricaine au cœur du Sahel et du Sahara. Nous traversons malheureusement une époque au cours de laquelle la diplomatie semble avoir perdu sa place et son statut. À chaque conflit, la réponse semble être toujours la même, peu importe la nature du litige, le contexte historique ou les coûts humains. Que l’on en soit arrivé à penser que tout différend est soluble dans la guerre et les sanctions économiques témoigne de la pauvreté anthropologique de notre époque.

Au Sénégal, condamné pour « corruption de la jeunesse », l’opposant Ousmane Sonko est incarcéré notamment pour appel à l’insurrection, son parti dissous, son avocat un temps arrêté. N’est-ce pas un coup porté à la démocratie ?

Tout cela pouvait être évité. D’autres voies s’offraient au Sénégal. Quel prix paiera-t-il pour avoir privilégié celle-là ? Je n’en sais rien.

Au sujet de l’Afrique, avez-vous souvenir d’un président français autant honni que l’est Emmanuel Macron ?

Peut-être Nicolas Sarkozy ?

Emmanuel Macron est-il un incompris ?

Il sait pertinemment où l’on en est, peut-être mieux que ses soldats, ses diplomates, ses ministres et ses hauts fonctionnaires. Il sait qu’un cycle historique a pris fin et qu’il faut passer à autre chose. Cet arc, les observateurs honnêtes lui reconnaitront de l’avoir à tout le moins esquissé. Ce serait si facile s’il suffisait d’un simple coup de menton pour traduire un tel dessein dans la réalité. Je crois que, s’agissant de l’Afrique, il est allé au bout de son concept et des contradictions que celui-ci a engendré.

S’il fallait tout recommencer, il gagnerait sans doute à le faire autrement, à acter tout de suite les ruptures que l’on ne peut plus différer. Mais, à gauche comme à droite, son pays est-il prêt ? Je ne le pense pas. L’anti-macronisme primaire est un reflexe irrationnel. Le vrai problème est que la France tout entière peine à s’autodécoloniser. À la vérité, elle n’y parviendra pas toute seule, sans l’aide, ou faut-il dire la pression, des Africains. C’est cet autre rapport de force que sont en train de lui imposer, vaille que vaille, les jeunes générations.

Qu’est-ce qui, d’après vous, fait obstacle à un véritable changement dans les relations entre la France et l’Afrique ?

Plusieurs facteurs sont en jeu. Il faut les traiter un à un, en commençant par l’emprise démesurée des milieux militaires et sécuritaires sur la perception des risques et dangers sur le continent. Dans ces milieux, l’Afrique est avant tout perçue comme un objet phobogène. Ce fond pathologique est à l’origine de la vision éculée que beaucoup se font de la paix, de la stabilité et de la sécurité sur le continent. Depuis l’époque coloniale, ce tropisme martial a conduit à des choix politiques désastreux qui n’ont profité qu’aux forces du chaos et de la prédation. Bien plus que le chiffon rouge russe ou chinois, ces choix sont responsables de la défaite morale, intellectuelle et politique de la France en Afrique.

Cette peur de l’Afrique, la France ne la partage-t-elle pas avec d’autres puissances ?

À tout le moins, elle la partage avec le reste de l’Europe. À commencer par la peur démographique. C’est elle qui est au fondement des politiques anti-migratoires, lesquelles visent à transformer le continent en une double prison, un vaste enclos, quitte à instrumentaliser au passage les États maghrébins. Il s’agit là de choix désastreux qui, sur le court terme, se paieront cash.

Quels sont les autres facteurs ?

L’inadéquation entre les ambitions et les moyens. La dispersion et la fragmentation au sein des agences chargées de l’exécution des politiques retenues. L’encroûtement intellectuel et culturel des élites de part et d’autre. Des outils d’analyse quasi inexistants, de faibles capacités de prévision. L’indifférence grandissante de l’opinion française. La faiblesse des forces de changement au sein des sociétés africaines et l’erreur qui consiste à penser que la France décide de tout sur le continent.

La rupture est-elle inévitable ?

À force de demi-mesures ou, dans certains cas, d’aveuglement, elle risque d’intervenir plus tôt que prévu et de façon non maîtrisée. Pourtant, dans notre archive commune, gisent d’énormes ressources pour qui s’intéresse à la reconstruction.

Les possibilités d’une rupture méthodique existent-elles ?

Le temps est compté et toutes sortes d’accélérations sont à prévoir. L’Afrique est entrée dans un autre cycle historique. Seuls ceux qui l’ont compris auront une chance de peser sur son avenir. Désormais, en ce qui la concerne, la plupart des puissances du monde ne joueront qu’un rôle secondaire.

Où en est précisément l’implantation de la Fondation de l’innovation pour la démocratie sur le continent ?

Cela fait plus de deux ans que je sillonne le continent. Afin d’assurer notre présence effective sur le terrain, le choix a été fait d’opérer en deux étapes. Au cours de la première année, nous couvrirons d’abord l’Afrique d’expression française. Cette première étape s’est d’ores et déjà soldée par la mise en place de deux laboratoires, en Côte d’Ivoire et au Cameroun, le lancement de la programmation 2023-2024, la mise en place de la plateforme digitale, et la diffusion de l’appel à financement d’une dizaine d’initiatives phares. À partir de l’année prochaine, nous étendrons progressivement notre action en direction de l’Afrique d’expression anglaise et portugaise.

Vous sillonnez le continent depuis plus de deux ans déjà, dites-vous. Qu’est-ce qui vous frappe le plus ?

La montée en puissance du néo-souverainisme, cette version appauvrie et frelatée du panafricanisme. Il n’est pas animé par un véritable désir d’histoire et de responsabilité, mais par la volonté de remplacer un maître par un autre. Beaucoup, malgré tout, y adhèrent. À commencer par la jeunesse urbaine. En Afrique d’expression française, cette adhésion se traduit par un rejet virulent des ex-puissances coloniales, la France en premier.

Tout aussi frappant est le relatif discrédit des formes démocratiques de dévolution du pouvoir. À peu près partout, je constate une réaffirmation nette de la force et de la violence comme voies légitimes d’accès au pouvoir, voire comme mode de gouvernance. À quoi il faut ajouter l’irrépressible demande de mobilité et de circulation. La tendance générale n’est donc pas à la démocratie, même si, par ailleurs, beaucoup aspirent à vivre dans des États de droit capables d’assurer pain et sécurité.

Près de trente ans après les conférences nationales et le retour au multipartisme, à quoi attribuez-vous ce basculement ?

À première vue, ce désir d’autoritarisme s’explique par la faiblesse des organisations de la société civile et des corps intermédiaires. Mais ce n’est pas tout. Nos sociétés sont travaillées par plusieurs lames de fond. C’est ce qui m’amène à dire que le continent est entré dans un autre cycle historique, et qu’il nous faut changer de grille d’analyse si nous voulons appréhender à sa juste mesure ce qui s’y joue.

Comment se manifeste concrètement ce basculement dans un autre cycle historique ?

Disons que le modèle de l’économie d’extraction, qui est la forme dominante du néolibéralisme en Afrique, s’avère foncièrement incompatible avec la démocratie libérale. Sur le continent, le néolibéralisme a inauguré une nouvelle phase de l’histoire des inégalités et a ouvert la voie à une intensification des luttes pour les moyens d’existence. Par exemple, les classes dirigeantes, qui ont su tirer profit aussi bien de la révolution coloniale que de la séquence post-indépendance, n’ont qu’une idée en tête : cimenter les fortunes familiales et, par le biais du contrôle et de la privatisation de l’appareil d’État, étendre leur emprise sur l’ensemble des ressources disponibles. Du coup, l’on assiste à une imbrication inédite des conflits de classe, de genre et de génération. c’est cette imbrication de conflits multiples et simultanés, et la faiblesse ou l’inexistence des mécanismes de leur régulation qui catapulte le continent dans un autre cycle historique.

Si le scénario que vous décrivez est plausible, alors quelles sont les chances d’enracinement de la démocratie sur le continent ?

Manifestement, la démocratie sous sa forme électorale ne suffit plus à dénouer pacifiquement ces conflits. Aux yeux de franges importantes des nouvelles générations, elle n’apparait pas non plus comme un levier efficace des profondes transformations auxquelles aspirent les sociétés. D’où la radicalisation d’une grande partie de la jeunesse et la préférence pour les moyens d’action directe, à l’instar des coups d’État, voire de la violence terroriste, lorsque la protestation n’emprunte pas la voie de la défection pure et simple, à l’exemple des périlleuses migrations vers le Nord. Si l’on veut s’en sortir, il faut par conséquent imaginer des formes de légitimité du pouvoir qui ne reposent pas uniquement sur des élections et aller vers une démocratie substantive, qui s’appuie sur une autre économie politique et se nourrit de nos ressources et héritages propres.

Qu’en est-il du paysage intellectuel ?

Je note une sévère atonie intellectuelle parmi les élites universitaires et les couches moyennes et professionnelles, résultat de plusieurs décennies d’enkystement de l’autoritarisme. Cette atonie est sans doute aussi encouragée par les effets de crétinisation de masse induits par les réseaux sociaux. Dans la plupart des pays en effet, la sphère publique électronique est occupée par une génération qui se caractérise par un analphabétisme fonctionnel, conséquence directe des décennies de sous-investissement dans l’éducation et autres secteurs sociaux.

À tout ce qui précède s’ajoute l’absence d’institutions autonomes de réflexion alternative. L’ensemble de la sous-région a été presque abandonnée par les fondations privées internationales. Or, on connaît l’apport décisif qu’elles ont eu dans la consolidation des sociétés civiles en Afrique anglophone. Objectivement, notre position, qui consiste à miser sur l’intelligence collective des Africains et à militer pour une démocratie substantive, est donc minoritaire.

Face à ces séquences chaotiques, comment vous y prenez-vous concrètement pour implanter la Fondation ?

Nous sommes engagés dans une bataille d’idées qui est aussi un conflit de méthode. Partout où cela est possible, nous nous appuyons sur des forces, institutions et structures existantes et essayons de forger avec celles-ci des partenariats autour de thèmes d’intérêt commun. Par le biais de programmes ciblés, nous comptons attirer et construire, avec ces autres instances, une coalition d’acteurs et d’actrices de terrain qu’il s’agira de mobiliser sur le long terme. Parmi ces acteurs, une place privilégiée est faite aux femmes et aux jeunes, et en particulier au vivier estudiantin, aux couches moyennes et professionnelles, aux milieux des arts et de la création, des médias et des industries culturelles. Nous n’oublions pas les diasporas. En effet, nulle part au monde, aucune transition démocratique ne s’est opérée sans l’appui des couches moyennes, des classes intellectuelles et des diasporas.

Financez-vous également des projets ?

Chaque année, nous financerons une dizaine d’initiatives phares soigneusement choisies et qui sont représentatives des enjeux de la démocratie sur le continent aujourd’hui. Par ailleurs, nous sommes en train de mettre en place une puissante plateforme digitale capable de mettre en réseau la coalition d’acteurs et actrices ainsi mobilisés. Nous utiliserons cette plateforme pour faire entendre de nouvelles voix dans la sphère publique et pour faciliter la dissémination de nouveaux flux d’idées, car c’est ce qui manque le plus.

Enfin, la formation occupera une place déterminante dans notre stratégie. L’agenda démocratique sur le continent n’avancera pas sans de gros investissements dans la formation à la pensée critique. Celle-ci se fera par le biais d’écoles itinérantes, la transmission intergénérationnelle des savoirs et expertises et le relèvement des capacités autonomes d’analyse et de prévision.

À vous suivre, vous ne voulez pas vous limiter à créer une institution ?

Il ne s’agit pas seulement de créer une institution ou de financer des projets. Il s’agit d’initier, sur la durée et sur le terrain, un mouvement de fond adossé à de nouvelles coalitions sociales, intellectuelles et culturelles.

Quelles sont les catégories sociales que vous visez à travers vos différents programmes et activités ?

Chaque programme est conçu de manière à permettre un dialogue croise et multigénérationnel, qui sollicite plusieurs types de compétences et d’expertises. À titre d’exemple, les Rencontres annuelles sont un espace de dialogue de haut niveau et de réflexion transversale, et ont vocation à rassembler des acteurs venus du monde académique, du monde militant et de la société civile, et d’institutions engagées dans l’accompagnement de la démocratie en Afrique.

Notre stratégie en direction des milieux académiques et universitaires repose par ailleurs sur la mise en place d’un consortium d’universités décidées à introduire la démocratie dans leur cursus. Au sein des universités, il existe un énorme réservoir de jeunes à la recherche de pratiques alternatives. La plupart sont présents sur les réseaux sociaux, mais assez peu au sein d’institutions formelles.

D’autres ateliers de formation-action visent en particulier les nouvelles générations de professionnels. Au cours de la dernière décennie, la jeunesse professionnelle a augmenté en nombre, mais cette augmentation ne s’est pas traduite par un poids plus grand dans les processus politiques et culturels à l’œuvre dans nos pays. Or, pour un futur durable de la démocratie sur le continent, il est urgent de constituer un noyau initial d’une communauté de jeunes professionnels porteurs de nouvelles réflexions et pratiques sur ces sujets.

Votre ambition est donc de renouveler les formes de l’activisme ?

En effet, c’est la théorie et la pratique de l’activisme et des mobilisations citoyennes qu’il faut réinventer en misant sur l’intelligence collective et sur la formation. Cette ambition sera consolidée par d’autres programmes consacrés au renforcement des compétences démocratiques de la jeune élite politique africaine. Le clou de notre stratégie, ce sont les femmes. Ce sont elles qui, aujourd’hui, sont à l’avant-garde des nouvelles formes d’activisme, que celles-ci passent par les pratiques de soin ou de la réparation.

Dans le processus qui consiste à forger une coalition neuve d’acteurs de terrain, la dernière catégorie est le monde de la création, des médias et des industries culturelles et celui du Civic tech. C’est là que se recruteront par exemple les « blogueurs au service de la démocratie », chargés de la veille médiatique et de la diffusion de nouveaux flux d’idées et de réflexions innovantes sur la démocratie tant dans les médias que sur les réseaux sociaux, ce nouveau terrain des luttes politiques.

Qu’en est-il de votre projet de Journées de l’innovation démocratique ?

Nous y réfléchissons. Elles auront lieu en mars de chaque année. Ce sera une sorte de festival qui rassemblera en face à face comme sous une forme virtuelle les acteurs et actrices de l’innovation démocratique en Afrique, en dialogue avec le monde des activistes, des intellectuels, des artistes, des innovateurs sociaux, des étudiants, des enseignants, des chercheurs, des leaders sociaux, des collectifs et associations, des think-tanks, des organisations professionnelles, des médias. Peut-être, à l’occasion, décernerons-nous un important prix.

La Fondation continue cependant d’essuyer des critiques de la part des sceptiques.

C’est leur métier. La vérité est que la Fondation repose sur des bases intellectuelles extrêmement solides, une stratégie lucide, réaliste et innovante et un immense crédit de probité et d’intégrité. Elle suscite un énorme intérêt et de grosses attentes. Je crois qu’entre ceux qui estiment que rien ne doit changer, et ceux qui sont convaincus que rien ne peut changer, il y a une troisième voie. Elle consiste à miser sur l’intelligence collective des Africaines et des Africains, à la cultiver et à la nourrir.

À votre tour, vous ne cessez de dénoncer la faiblesse intellectuelle de bien des commentaires sur l’Afrique et de plaider pour un changement des grilles d’analyse.

Il y a une véritable crise de l’intelligence des questions africaines. Dans les médias, aussi dans l’armée et le renseignement, le monde des affaires, les universités, les centres de recherche, la haute administration et la diplomatie. L’Afrique est le seul continent au monde au sujet duquel n’importe qui peut, du jour au lendemain, se proclamer expert sans avoir jamais démontré quoi que ce soit. Nul besoin d’y vivre ou d’y séjourner. Nul besoin de comprendre les langues locales. Nul besoin de faire du terrain. D’où, à gauche comme à droite, le recul de notre connaissance des transformations qui s’y déroulent, le recyclage permanent des clichés les plus éculés. les plus éculés. La critique interminable de la Françafrique ne peut pas nous dispenser d’une véritable analyse historique et d’une réflexion politique sur les devenirs africains. Or, à bien des égards, elle est devenue le masque d’une formidable indigence intellectuelle.

Que proposez-vous à la place ?

Il faut partir de la proposition selon laquelle la France ne décide pas de tout. Même pas dans ses anciennes colonies d’Afrique. Tel étant le cas, il faut arrêter de la placer au centre de l’analyse. Si nous voulons comprendre ce qui se passe sur le continent, il faut partir des forces endogènes elles-mêmes et réapprendre à penser historiquement. Par exemple, s’agissant du coup d’État au Niger, il faut arrêter de se demander ce qu’il signifie pour la France. Au centre de la démarche intellectuelle doit être la question de savoir ce qu’il signifie d’abord pour le Niger et pour l’Afrique. Tout le reste est secondaire. C’est de cette sorte de retournement du regard et de ce recentrement sur le continent dont nous avons besoin. Il faut arrêter de faire de l’Afrique une variable secondaire dans l’analyse des processus dont elle est l’auteur éminent et qui l’affectent en priorité.

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