Par Yves Plumey Bobo (Jeune Afrique)

Depuis la publication de son ouvrage « Mon père ou mon destin », qui relate les multiples injustices subies par les jeunes femmes camerounaises, l’autrice de 17 ans est poursuivie en justice, et est au centre d’une vaste polémique.

« Par contre, toi, tu es ma femme et mon esclave. J’ai tous les droits sur toi […] Tu resteras dans cette maison à me préparer à manger et à satisfaire mes désirs sexuels. Voilà à quoi tu sers. » Ces mots crus sont tirés du livre Mon père ou mon destin de Marzouka Oummou Hani, jeune autrice camerounaise de 17 ans originaire de Ngaoundéré, dans la région de l’Adamaoua.

Ces derniers jours, l’ouvrage de cette jeune femme, tout juste bachelière, suscite l’ire d’une partie de la population du village d’Idool, dans l’extrême-nord du Cameroun. Un prétexte suffisant pour mandater son chef, Mohaman Ahman, afin d’entamer une procédure judiciaire pour obtenir son interdiction et faire condamner son autrice.

Mon père ou mon destin est une fiction littéraire bouleversante qui entraîne le lecteur dans le quotidien d’Astawabi, fille unique et intelligente, forcée d’interrompre ses études après le baccalauréat pour se marier. Un personnage féminin ancré dans la tradition, mais confronté à des injustices flagrantes.

Véritable réquisitoire contre les réalités quotidiennes et cachées de nombreuses jeunes Camerounaises, l’ouvrage – temporairement retiré de la circulation, mais dont Jeune Afrique a obtenu une copie – décrit sans détour la souffrance et l’humiliation vécues par ces victimes silencieuses. Un livre puissant qui dénonce le sexisme, les violences conjugales, les mariages forcés, l’adultère, le maraboutisme, ou encore la déscolarisation des jeunes filles au Cameroun.

« Une honnêteté déchirante »

Si le chef d’Idool se dit outré par Mon père ou mon destin, c’est parce que le père fondateur du village, Sidi, y est présenté comme un sorcier mangeur d’âmes. Une description « malsaine et blasphématoire », qui est de nature à « induire en erreur le lectorat sur les connaissances scientifiques ou les faits historiques de mon village », dénonce Mohaman Ahman dans une correspondance adressée au ministre des Arts et de la Culture, le 18 mai.

Joint par Jeune Afrique, l’écrivaine revendique sa nationalité camerounaise, et le fait d’être « libre de prendre tout endroit du pays comme cadre pour [son] roman ». Quant au village d’Idool, elle affirme l’avoir choisi « parce que c’est une ville touristique ».

« La population d’Idool devrait surtout se dire que c’est une fierté d’avoir une jeune fille qui s’est engagée dans un domaine très difficile, qui a sans doute un talent, et qui a besoin d’être encouragée et soutenue », estime Djaïli Amadou Amal, prix Goncourt des lycéens 2020 pour son livre Les Impatientes. À la recherche d’un éditeur, Marzouka Oummou Hani avait pris le soin de contacter sa célèbre aînée avant la parution de son livre.

« Je lui ai demandé dans quelle ville elle résidait, mais elle ne m’a plus répondu, a confié Djaïli Amadou Amal sur les réseaux sociaux. Mon but était de voir dans quelle mesure je pouvais l’accompagner. Quand il y a des situations qui dérangent, on prend position et on les dénonce. »

Djaïli Amadou Amal affirme aussi avoir fait l’amère expérience de la « persécution » lors de ses premiers pas dans le monde littéraire. « On m’a reproché de prôner la révolte des femmes, de trahir les traditions, d’être une mauvaise musulmane et j’en passe, témoigne-t-elle. Nous n’avons jamais l’intention de bafouer nos traditions ou d’insulter qui que ce soit. Même si on prend un village comme cadre de notre écriture, un roman reste avant tout une œuvre de fiction. » « Ce n’est qu’un roman », abonde Patrice Nganang, écrivain et professeur d’université américain d’origine camerounaise. « Quand on perd la capacité de rire, on cesse d’être un chef et on devient une brute. »

Un procès kafkaïen

Pour l’universitaire, le nord du Cameroun, où de nombreux villages soumis à l’influence de Boko Haram sont privés d’écoles, se transforme en « désert intellectuel ». « Quand on voit une enfant de 17 ans qui montre autant de talents et qui réussit à écrire si jeune, c’est absolument extraordinaire. En temps normal et sous d’autres cieux, cette enfant serait célébrée à l’école, mais dans le septentrion camerounais, on lui colle plutôt un procès. Aux États-Unis ou en France, elle aurait même obtenue une bourse », estime Patrice Nganang.

L’ouvrage, dédicacé le 17 mai et dont 100 exemplaires ont déjà été vendus, a été interdit d’impression par le délégué des Arts et de la Culture de l’Adamaoua, lequel a également appelé toutes les personnes qui l’ont acheté à rapporter le livre.

Si le délégué est favorable à une réédition de l’ouvrage et au retrait de la mention d’Idool, le chef du village a plutôt opté pour une intervention judiciaire, traînant ainsi l’écrivaine au tribunal de première instance de Ngaoundéré au motif qu’« elle aurait diffamé la mémoire d’un ancien Djaoro décédé, et aurait sali le nom ou les valeurs coutumières du village », selon Me Deugoué Raphaël, avocat de Marzouka Oummou Hani. Mohaman Ahman réclame notamment la somme de 150 millions de francs CFA (plus de 228 000 euros) pour réparer le préjudice qu’elle aurait causé au village en publiant son livre.

« Cette procédure fait rire tout juriste, poursuit Me Deugoué Raphaël. Le fait de traduire une mineure directement devant un tribunal viole l’article 700 du code de procédure pénal », lequel stipule qu’une personne mineure ne peut être envoyée directement devant un tribunal pour être jugée pour un délit présumé. Pour lui, il s’agit d’une procédure « programmée pour échouer ». Le Réseau international des femmes avocates (Rifav) a lui aussi dénoncé cet « acte d’intimidation » et a exigé « l’arrêt immédiat de la procédure judiciaire en cours et de toutes les violences physiques et psychologiques » à l’encontre de Marzouka Oummou Hani.

Les services de renseignement sur le coup

« Je n’ai commis de tort à personne et je vais continuer mon combat. Longtemps, on nous a traité de faibles et d’incapables. J’ai voulu relayer la voix de toutes ces jeunes femmes qui ne peuvent pas parler, mais qui ont le droit de rêver et de réaliser leurs rêves », a confié l’autrice, en réaction aux multiples pressions qu’elle subit au quotidien.

Il n’empêche. Pour le chef du village, Mon père ou mon destin n’est en réalité que le résultat d’un « projet ubuesque et malsain » planifié par des « personnes tapies dans l’ombre » avec « pour seul objectif de retarder et freiner les projets et les ambitions de développement ».

Des accusations suffisamment lourdes pour susciter l’intérêt de la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE), les services de contre-espionnage camerounais, qui a ouvert une enquête sur cette affaire. Ses agents « ont interrogé certains professeurs d’université et ont eu recours à des logiciels de comparaison pour établir l’authenticité de l’ouvrage », confie un enseignant à l’université de Ngaoundéré.

Pour Djaïli Amadou Amal, il faut désormais « trouver les voies et les moyens positifs pour avancer, et sortir de cette situation ». Elle s’est notamment engagée à encadrer la publication et à œuvrer à la réécriture du livre en vue d’ajuster les parties qui ne « répondraient pas au code du roman ». Et ce, tout en respectant la « liberté d’expression inaliénable ».

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