Avec AFP

Evguéni Prigojine, le patron de la milice Wagner, s’est graduellement imposé comme une figure incontournable de la guerre en Ukraine, capitalisant sur les difficultés de l’armée russe contre Kiev. Mais cette situation a généré de vives tensions avec l’”establishment” militaire russe jusqu’au point de rupture. Désormais en rébellion contre l’armée, l’ancien protégé de Vladimir Poutine a juré d'”aller jusqu’au bout”.

Vladimir Poutine l’accuse de lui avoir planté un “coup de poignard dans le dos”. Le chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine, a appelé ses hommes au soulèvement contre le commandement militaire russe, vendredi 23 juin, qu’il accuse d’avoir bombardé ses hommes.

L’ancien protégé du président russe a depuis affirmé avoir pris le contrôle de sites militaires dans la ville de Rostov, centre clé pour l’assaut russe contre l’Ukraine, et accusé à nouveau l’armée de mentir aux citoyens. “Un grand nombre de territoires” conquis en Ukraine “sont perdus” et “beaucoup de soldats sont tués”, a-t-il martelé. 

Depuis des mois, Evguéni Prigojine critique ouvertement l’”establishment” militaire allant jusqu’à demander à son “protecteur”, Vladimir Poutine de procéder à des “purges staliniennes” dans l’administration. France 24 retrace le parcours de ce chef de guerre de Vladimir Poutine devenu ennemi public numéro un du Kremlin.

Prigojine, de l’ombre à la lumière

Ce proche conseiller du président russe – ils ont tous les deux grandi à Saint-Pétersbourg et se connaissent depuis vingt ans – a toujours été présenté à la fois comme le “cuisinier” du maître du Kremlin et son homme des basses œuvres.

Le premier surnom lui vient de son passé de restaurateur. Il a connu Vladimir Poutine en 2001 alors qu’il était propriétaire de l’un des restaurants les plus en vue à Saint-Pétersbourg. La légende veut que Vladimir Poutine, fraîchement élu président, avait opté pour son établissement afin d’impressionner son invité du jour : Jacques Chirac.

Evguéni Prigojine a ensuite suivi son nouveau mentor à Moscou, où il est devenu le bon petit soldat chargé d’exécuter les tâches les plus inavouables du Kremlin, à la fois sur la scène intérieure qu’à l’international. Mais rien n’a pu lui être imputé officiellement, tant le “chef” de Poutine agissait en coulisses, fuyant tant que possible la lumière des projecteurs.

Avant la guerre en Ukraine, il passait surtout pour être le fondateur du groupe Wagner – un détachement de mercenaires dont l’existence même était niée par Moscou – et pour être le patron de l’Internet Research Agency, la célèbre “usine à troll” créditée d’être au cœur de l’opération d’influence de la campagne présidentielle américaine de 2016. Mais là encore, Evguéni Prigojine refusait d’y être associé, menaçant même de poursuites judiciaires ceux qui prétendaient le contraire.

Mais c’était avant le début, le 24 février, d’une “opération militaire spéciale” qui n’en finit pas de buter sur la résistance ukrainienne. Depuis lors, l’homme de l’ombre s’est transformé en bête médiatique qui avoue et revendique tout ou presque.

Le groupe Wagner ? C’est bien lui, et il s’est empressé d’ouvrir un bureau officiel de cette agence de mercenaires à Saint-Pétersbourg, vendredi 4 novembre. Troll en chef en Russie ? Encore lui. À la veille des élections de mi-mandat de 2022 aux États-Unis, Evguéni Prigojine a revendiqué qu’il avait tenté d’influencer le résultat de l’élection présidentielle de 2016.

Fini aussi le temps où l’homme de main de Poutine agissait en silence. Il s’affiche sur Telegram pour applaudir, lundi 14 novembre, le meurtre brutal d’un déserteur par ses mercenaires du groupe Wagner.

Il a aussi appelé à l’arrestation d’Alexander Beglov, le gouverneur de Saint-Pétersbourg. Les deux hommes se battent en coulisses depuis des années pour des sombres histoires de marchés publics. Mais cette fois-ci, Evguéni Prigojine a rendu la confrontation publique en accusant Alexander Beglov de tous les maux : il dirigerait un “réseau du crime organisée” à Saint-Pétersbourg, mais ferait aussi régulièrement la promotion du “nationalisme ukrainien”.

La revanche du “gangster” violent

Cette nouvelle posture d’Evguéni Prigojine “est à la fois surprenante, parce qu’il a passé tant de temps à tout nier, et tout à fait compréhensible”, affirme Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l’université de Bath (Angleterre).

Au fur et à mesure des déconvenues de l’armée russe, “l’appareil sécuritaire et technocratique en place a perdu de sa crédibilité aux yeux de Vladimir Poutine, et Evguéni Prigojine a voulu en profiter pour accroître son influence politique”, résume Jeff Hawn, spécialiste des questions sécuritaires en Russie et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.

En effet, malgré les innombrables portraits du “chef de Poutine” publiés qui le dépeignent comme un intime du maître du Kremlin, “il n’a jamais été dans le premier cercle des conseillers politiques”, souligne Stephen Hall.

Evguéni Prigojine n’a pas le bon profil. Il n’est jamais passé par le Parti communiste avant la chute du mur, n’a pas de relais dans les services de renseignement et ne dispose d’aucun appui politique en dehors de Vladimir Poutine. “C’est un ‘self-made man’ à la russe, ce qui revient à dire qu’il est un gangster qui s’est enrichi en se montrant plus impitoyable que les autres”, explique Jeff Hawn. Il a été condamné à de la prison dans sa jeunesse pour braquage et appartenance au crime organisé.

Un CV parfait pour endosser les habits de l’homme de main de Vladimir Poutine, mais moins pour porter le costume de conseiller politique respectable qui compte. Sauf que la guerre a rebattu les cartes “et Prigojine y a vu une opportunité pour démontrer que ce sont ses méthodes qui fonctionnent le mieux”, assure Stephen Hall.

Les prises de position de plus en plus publiques de l’ex-homme de l’ombre au cours des derniers mois étaient, selon Jeff Hawn, “le signal d’une guerre de territoire qui a lieu dans les coulisses du pouvoir” .

À cet égard, l’ouverture d’un bureau du groupe Wagner à Saint-Pétersbourg, en novembre 2022, n’était pas seulement une officialisation de l’existence de ces mercenaires. C’est aussi une manière de “marcher sur les plates-bandes des services de renseignement qui toléraient les actions de ces mercenaires tant qu’ils agissaient en Afrique ou en Ukraine, mais pas sur le territoire national considéré comme leur chasse gardée”, explique Jeff Hawn.

Survivre avec ou sans Poutine

Les efforts d’Evguéni Prigojine pour s’imposer sur la scène médiatique “lui ont en même temps permis de commencer à prendre ses distances avec Vladimir Poutine”, estime Stephen Hall. C’est une sorte d’assurance-vie qu’il a tenté ainsi de mettre en place au cas où le président ne survivrait pas politiquement à la guerre en Ukraine. “Tant qu’il est simplement perçu comme un exécutant de Vladimir Poutine, le sort de ce dernier sera aussi le sien”, précise Jeff Hawn.

S’il a multiplié les accusations envers le commandement militaire russe, Evguéni Prigojine s’est toujours bien gardé de critiquer Vladimir Poutine. Le président russe avait adopté la même stratégie, faisant la sourde oreille, en public, quant aux provocations répétées de son protégé. Un statu quo qui s’est révélé payant sur le terrain avec la prise de la ville de Bakhmout par les forces de Wagner, en mai 2023. Et ce malgré le procès en incompétence fait à la hiérarchie militaire, que Evguéni Prigojine a accusé de ne pas fournir suffisamment de munitions à son groupe.

“C’est vrai que Vladimir Poutine le laissait beaucoup faire” souligne le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française aux Nations unies, pointant le “lien extrêmement trouble” entre les deux hommes. Mais en déclarant la guerre au commandement de l’armée, Evguéni Prigojine a atteint le point de non-retour. 

Dénonçant la “trahison” de celui qui a longtemps été son protégé, mais dont il n’a à aucun moment prononcé le nom pendant son discours à la télévision, le président russe a promis vendredi une réponse “implacable” contre les auteurs de la rébellion armée.

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