Avec RFI

Blick Bassy, le chanteur camerounais avant-gardiste, sort Mádibá, un disque pop aux sonorités électro qui, par le biais de fables, explore la thématique de l’eau. Un album écolo, signé sur l’écurie InFiné, qui rappelle la nécessité de préserver à tout prix le “vivant”.  

RFI Musique : depuis votre dernier disque, 1958, en 2019, vous avez collaboré avec le trio soul jazz Roseaux, le groupe électro britannique Disclosure, le trio de musique contemporaine SR9, monté le spectacle Bikutsi 3000… Un éclectisme qui vous tient à cœur ?
Blick Bassy : Oui ! J’ai aussi réalisé, lors d’une carte blanche au quai Branly en 2022, un court-métrage, Future Lullaby, écrit un roman, Le Moabi cinéma, en 2016, imaginé une version africaine du Carnaval des animaux, fondé, en plus de mes deux labels, avec la journaliste suisse Élisabeth Stoudmann, Show-me, une structure d’accompagnement pour artistes. Je prépare, par ailleurs, ma première exposition au musée ethnographique de Genève… Ma pluridisciplinarité comble ce besoin de me nourrir d’expériences, de pas de côté… Explorer d’autres médiums, aborder d’autres perspectives me paraît salutaire. 

Dans vos disques, il y a toujours un fil rouge, une thématique, à la manière des albums concept… Pourquoi ?
Chaque album porte un projet et son lot de risques. Ce chemin prédéfini me permet de sortir de ma zone de confort, de repousser mes limites, de traquer l’inconnu au fond de moi, pour éviter de ressasser mes “recettes”…

Cette fois-ci, dans Mádibá, vous suivez un fil bleu : l’eau…
Cette thématique s’inscrit en réponse à mon précédent album, 1958, en hommage au résistant camerounais Ruben Um Nyobé, figure de proue de l’indépendance, exécuté par des militaires français. La colonisation, l’impérialisme et les atrocités commises par les humains n’auraient pu voir le jour si nous étions restés à notre juste place dans la chaîne du vivant, où chaque individu, chaque espèce entretient des liens étroits d’interdépendance, nourris de respect mutuel. Si l’on s’extrait de cette chaîne, on déclenche le chaos : nous délaissons notre rôle de “contributeur”, pour celui de “dominateur”… Alors qu’au final, notre émancipation et notre bien-être sont connectés à ceux de chaque être vivant sur terre, en accord avec la philosophie Ubuntu – “Je suis parce que tu es”. Or, ce qui unit le vivant, ce qui nous est essentiel à tous, c’est l’eau, dont nous, humains, sommes composés à 65% – notre trait d’union.

De façon concrète, comment vous sentez-vous sensibilisé à cette problématique cruciale de la raréfaction de l’eau sur la planète ? Récemment, je suis retourné dans le village dans lequel j’ai grandi. Et de la rivière dans laquelle j’avais l’habitude de me baigner avec mes frères et mes cousins, il ne subsiste qu’un maigre filet d’eau. Au Cameroun, je compte m’investir pour apporter des points d’eau aux populations, mais en co-réflexion, en co-construction avec elles. Je ne souhaite pas amener de solutions toutes faites, car notre rapport à l’eau reste aussi très culturel – comment nous l’utilisons, comment nous allons la chercher… En France, de nombreuses municipalités se battent pour une re-municipalisation de l’eau privatisée (60% de l’eau en France est privée, contre 1% sur le reste de la planète, ndlr.) Il faut absolument considérer les nappes phréatiques comme des biens communs. 

Vous habitez dans un village de Gironde… Est-ce votre façon de rester connecté à cette “chaîne du vivant” ?
Bien sûr ! J’ai grandi entre Yaoundé et différents villages du Cameroun. Et ces moments sensibles, de vie, d’expérimentation, dans la brousse ont activement participé à la structuration de ma pensée… Le village nous rappelle chaque jour l’importance cruciale d’un rapport équilibré au vivant.

Dans ce disque, vous parlez de ce sujet au travers de fables… Pourquoi ?
Cela me paraissait davantage empathique, davantage touchant de raconter l’eau à travers différents personnages, et de leurs points de vue… Dans une chanson, je m’imagine en oiseau qui cherche en urgence le point d’eau où il avait l’habitude d’aller s’abreuver… Dans une autre, un vieillard relate la “mort de la pluie”, qui jadis tombait sur sa maison, car les hommes l’ont tuée. Dans une troisième, un chat en appelle à un éléphant pour l’aider à faire barrage aux humains, qui polluent la dernière source d’eau. Avec ces petits contes, je m’adresse aux adultes, mais je parle aussi aux enfants qui, par une éducation adéquate, pourraient être sensibilisés à cette “chaîne du vivant”. Avec l’art, nous entrons “par effraction” dans le cœur des gens. À l’échelle planétaire, l’humain possède la taille d’une poussière ; il se doit à tout prix d’être bienveillant. Enfin, pour moi, l’écologie reste bien plus vaste qu’un simple parti politique : une nécessité vitale.

Vous diffusez toujours vos messages universels en bassa…
Bien sûr ! C’est ma langue natale, celle de la sincérité, celle qui a structuré ma mémoire… Et j’adore la “mélodicité” de cet idiome. Enfin, je me sens l’ambassadeur de cette langue en train de disparaître : ma contribution à la biodiversité linguistique…

Sur ce disque, pour les arrangements, vous avez collaboré avec le chanteur pop Malik Djoudi…
C’est un ami, et j’aime l’extrême finesse avec laquelle il compose. Là encore, ce partenariat me bouscule hors de mes schémas. 

Vous avez également quitté votre label historique, No Format !, pour l’écurie électro InFiné… Pourquoi ? 
Avec No Format !, nous n’avons pas trouvé d’accord sur la direction que devait prendre ce disque. D’où notre séparation cordiale. InFiné correspond davantage à mon esthétique actuelle, très cinématographique, très électro. Et il abrite des artistes dont je suis fan : Bachar Mar-Khalifé, Sabrina Bellaouel, Rone… 

Vous représentez une sorte d’avant-garde africaine… Que vous inspire ce rôle de “pionnier” ?
J’ai en effet le sentiment d’être une sorte d’éclaireur, qui fouille des endroits artistiques malheureusement peu explorés par les créateurs africains… J’ai l’impression, que même dans un monde ultra-mondialisé, ultra-connecté, on exige de l’Afrique qu’elle reste cantonnée à ses “traditions” musicales sans écrire les pages de son futur. Il s’avère essentiel de révéler d’autres visages… Il manque par exemple cruellement de vrais lieux d’expérimentations sonores, d’infrastructures pour accueillir des artistes en résidence…

Quelles solutions y aurait-il, selon vous ?
Aujourd’hui, sur le continent africain, explose une créativité énorme, mais l’ensemble manque de structuration, et de fondations solides. On veut griller les étapes. Malgré le boom mondial des artistes nigérians, comme Wizkid ou Burna Boy, et aussi le succès phénoménal de nos grands héros –Youssou N’DourTouré Kunda, etc. – il demeure un énorme travail de professionnalisation à accomplir, au niveau des labels, des tourneurs, des managers, des festivals, de la circulation des artistes… Voici pourquoi j’ai envie de m’impliquer désormais dans le domaine de la formation.

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