Par Georges Dougueli I Jeune Afrique I

Au Cameroun, la proximité avec les puissants est à double tranchant. En ce début d’année, des documents diffusés sur les réseaux sociaux révèlent comment ce surdoué de la commande publique a décroché pour 21 milliards de F CFA de marchés spéciaux entre 2017 et 2021.

C’est le feuilleton politico-financier le plus suivi du moment. Dans le rôle principal, on retrouve l’inénarrable patron de presse et homme d’affaires proche du régime Biya, Jean-Pierre Amougou Belinga. Il en est convaincu, l’a plusieurs fois dit à son entourage et à ses amis haut placés : une nébuleuse regroupant toutes sortes d’intérêts, tapie dans l’ombre d’organismes étatiques, cherche à lui régler son compte.

Proximité avec Esso et Motaze

À ses proches, il cite pêle-mêle l’Agence nationale d’investigation financière (Anif), le ministère du Contrôle supérieur de l’État, la Délégation générale à la sûreté nationale (DGSN), la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE), la Direction générale des impôts (DGI)… À l’en croire, tous seraient à ses trousses, et son doigt accusateur finit souvent par pointer dans la direction de Ferdinand Ngoh Ngoh, le puissant secrétaire général de la présidence.

Mais Amougou Belinga, qui fait déjà l’objet d’un monumental redressement fiscal, jure qu’il ne pliera pas. Ce procédurier, qui affiche en photo de profil WhatsApp sa proximité avec Laurent Esso, le ministre de la Justice, et se dit volontiers victime de la guerre des clans qui agite Yaoundé dans la perspective de l’après-Biya, n’hésite pas déposer plainte à tour de bras.

Dernier épisode de la guerre qui l’oppose à ses ennemis de l’ombre : la fuite, sur les réseaux sociaux, de documents confidentiels qui renseignent sur les détails de son enrichissement subit.

Ce n’est pas la première fois que l’homme d’affaires touche-à-tout, fondateur d’un titre de presse (L’Anecdote), patron d’une chaîne de télévision (Vision 4), d’une banque (Vision Finance) et propriétaire d’une université privée, fait les frais de fuites malencontreuses. On l’a entendu insulter des ministres et tancer des ambassadeurs dans des enregistrements mystérieusement rendus publics en 2020. En novembre 2021, ce sont des documents confidentiels qui se sont retrouvés sur les réseaux sociaux, mettant en évidence les largesses dont il a bénéficié. En l’occurence, 2 milliards de F CFA (environ 3 millions d’euros), dont le versement avait été autorisé par un autre de ses proches : Louis-Paul Motaze, le ministre des Finances.

Le fourre-tout des « dépenses de fonctionnement »

En ce début de 2023, c’est une liste de marchés spéciaux, enregistrée dans un tableau Excel, qui défraie la chronique. Le fichier recense une centaine de commandes ordonnées par la Direction de la sécurité présidentielle (DSP) à un seul et même prestataire : Amougou Belinga.

Évalués à 21 milliards de F CFA sur une période allant de 2017 à 2021, les paiements correspondant à chaque prestation sont également mentionnés. Contacté par Jeune Afrique, Amougou Belinga n’a pas donné suite. En dépit de nos sollicitations, la DSP n’a pas non plus souhaité commenter. Il eût pourtant été intéressant de savoir pourquoi elle avait puisé dans la fameuse ligne 65 du budget, un fourre-tout pudiquement intitulé « dépenses communes de fonctionnement », et pas dans l’importante enveloppe octroyée annuellement au palais d’Etoudi, dont la DSP est l’une des directions.

Sous prétexte de protéger le secret défense, le général Ivo Desancio Yenwo, patron de la garde rapprochée de Paul Biya, n’a de toute façon jamais répondu à la presse. Certains journalistes se souviennent même que, lorsqu’il assurait encore la protection rapprochée de son mentor, ce colosse d’aujourd’hui 78 ans n’hésitait pas à décocher des coups dans l’abdomen de ceux qui tendaient de trop près leur micro au président.

L’affaire ne manque pourtant pas d’intérêt, ne serait-ce que parce qu’un seul prestataire a remporté de façon monopolistique la quasi-totalité des commandes de la DSP. À la décharge de celle-ci, la loi prévoit un régime de marchés spéciaux lorsque la prestation du service ou l’achat du bien revêt un caractère urgent ou indispensable au fonctionnement d’une administration. La DSP vérifie si le prestataire est bien en mesure de pré-financer le marché. Or personne ne conteste au propriétaire de Vision Finance cette capacité de trésorerie.

Des pneus aux caméras de surveillance

Le problème vient davantage du fait que certains équipements ou services requièrent une technicité que l’on trouverait difficilement chez un même fournisseur. D’un marché l’autre, Amougou Belinga passe de la fourniture d’habillements aux produits d’entretien, des pneus aux caméras de surveillance, des détecteurs de mines aux climatiseurs, des accessoires automobiles au matériel anti-incendie…

L’autre curiosité apparaît dans la célérité du ministère des Finances à payer la facture. En effet, le 4 avril 2020, la DSP passe commande d’extincteurs, de robinets d’incendie et de matelas. La prestation – 589,6 millions de F CFA – est payée le 15 mai 2020, soit un mois plus tard, dans un pays où des centaines d’entreprises mettent la clé sous le paillasson en raison des retards de paiement. Autre exemple : le 14 février 2020, la DSP passe une commande intitulée « Habillement » au groupe de presse L’Anecdote appartenant au même surdoué de la commande publique. Et s’acquitte de sa dette – 608 millions de F CFA – dès le 3 mars 2020.

D’autres questions subsistent mais restent sans réponse. Les prix des matériels fournis sont-ils compétitifs ? A-t-on vérifié l’efficacité du service rendu ? La commande a-t-elle vraiment été livrée ? Le paiement correspond-il au montant réel du marché ? Toutes ces questions et bien d’autres encore augurent d’une suite palpitante dans ce feuilleton qui tient en haleine les Camerounais au crépuscule de la présidence de Paul Biya.

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