Par Georges Dougueli

Mis à jour le 6 octobre 2022 à 09:06

À 90 ans passés, ce fidèle de toujours du président dirige la Sûreté nationale d’une main de fer. Il est aussi le policier le plus âgé encore en activité au monde.

Tous les matins à Yaoundé, la police coupe la circulation lorsque le cortège de Martin Mbarga Nguélé parcourt, toutes sirènes hurlantes, les deux kilomètres qui séparent sa résidence du quartier de Bastos de son bureau situé à Nlonkak, en centre-ville. À part Paul Biya, le délégué général de la Sûreté camerounaise est bien le seul à s’octroyer encore ce privilège d’une autre époque. Il sait les critiques que cela lui vaut, mais il est, à 90 ans, un homme d’habitudes. Il n’ignore rien non plus des sarcasmes qui ont fleuri sur les réseaux sociaux lorsqu’il a fêté son anniversaire, le 1er juillet dernier, devenant sans doute le plus vieux policier encore en activité du monde. Mais il en faut plus pour l’ébranler.

Cet homme qui a rang de ministre et officie comme conseiller du chef de l’État a depuis longtemps dépassé l’âge d’être leur grand-père, mais ses hommes l’appellent volontiers « papa ». Discret et loyal, deux ingrédients indispensables à la longévité, il passe pour être l’un des piliers du régime qu’il sert avec application depuis plusieurs décennies. Et puis, le président Biya – qui aura lui-même 90 ans le 13 février 2023 – apprécie la présence de cet aîné qui le « rajeunit » et atténue les critiques liées à sa propre longévité au pouvoir.

Cela fait longtemps que Martin Mbarga Nguélé n’est plus un bleu lorsqu’il est nommé, en août 2010, à la tête de la police. Son diplôme d’inspecteur, il l’a obtenu en 1951 : le Cameroun n’est pas encore indépendant, et Ruben Um Nyobè se bat encore, les armes à la main, contre l’administration coloniale. Le jeune policier gravit rapidement les échelons. Il devient commissaire, puis chef de brigade de la police judiciaire dans le Centre, sa région d’origine, et bientôt commissaire central de la ville de Yaoundé.

À la fin des années 1970, la direction des renseignements généraux lui est confiée, et, l’année qui suit l’arrivée de Paul Biya au pouvoir, le voici une première fois nommé à la tête de la Sûreté nationale. Nous sommes en 1983, l’expérience ne durera pas : faute d’avoir pris suffisamment au sérieux des renseignements suggérant qu’un coup d’État était en préparation, il échoue à empêcher la tentative de putsch du 6 avril 1984. Surpris par l’attaque de sa propre résidence, il est arrêté et maltraité par la Garde républicaine mutinée. Le coup de force échoue, mais le chef de la police n’y est pour rien.

Purgatoire

C’est le début du purgatoire. Paul Biya l’exile et le fait ambassadeur au Zaïre. Par la suite, il est muté au Brésil – c’est lui qui organisera, en avril 2005, la visite officielle du président Lula à Yaoundé. Puis, en 2010, direction Madrid. Pendant ce temps, à Yaoundé, l’ambassadeur itinérant Marcel Medjo Akono, visiteur du soir à Etoudi, plaide sa cause. Martin Mbarga Nguélé a appris de ses erreurs, répète-t-il au chef de l’État. Biya n’a jamais digéré l’épisode de 1984, mais finit par se laisser convaincre et le rappelle au pays. Il n’a plus été pris en défaut depuis.

Diriger la police n’a jamais été une sinécure. Chaque jour, Martin Mbarga Nguélé fait parvenir au président un bulletin de renseignements, compilé sur la base de ce qu’ont fait remonter les directions des Renseignements généraux et de la Surveillance du territoire, placées sous sa tutelle. Il lui faut tout à la fois évaluer les menaces, surveiller les activistes politiques, lutter contre le terrorisme islamiste dans l’Extrême-Nord et contre le séparatisme anglophone dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, tout en sécurisant les frontières et en combattant la petite et la grande criminalité… Assumer cette charge nécessite un volontarisme et une énergie difficiles à déployer pour un nonagénaire ordinaire.

Pour quelle raison Paul Biya lui confie-t-il encore les clés de sa sécurité ? « Pour sa loyauté, estime un observateur bien introduit. Mbarga Nguélé ne fait partie d’aucun des clans en lutte pour prendre la succession de Biya. Il est de cette génération de hauts commis old school, qui servent loyalement et jusqu’au bout. » De fait, le chef de la police prend un soin particulier à se tenir loin des intrigues du Yaoundé politique. Il ne sera pas dit qu’il est proche du secrétaire général de la Présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, et de la première dame, pas plus qu’on ne pourra lui trouver des accointances avec Louis-Paul Motaze, ministre des Finances et neveu du chef de l’État. Il sait que choisir un clan reviendrait à prendre le risque de perdre la confiance du président.

Un carré de fidèles

Mais l’homme n’est pas sans réseau. Il entretient quelques amitiés, notamment avec Jean Nkuété, le discret mais influent secrétaire général du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir). Il le voit régulièrement aux côtés d’hommes politiques tels que Laurent Serge Etoundi Ngoa (ministre de l’Enseignement secondaire), Philippe Mbarga Mboa (ministre chargé de missions), Luc Magloire Mbarga Atangana (ministre du Commerce) ou le maire de Yaoundé 1er, Jean-Marie Abouna.

Le secret de son exceptionnelle longévité ? « Il a toujours fait du sport, ne fait pas d’excès et s’applique une hygiène de vie stricte », répond un proche, comme si l’on interrogeait sa santé plutôt que sa capacité à survivre dans le marigot camerounais. Au quotidien, ce chef de clan s’appuie sur un carré de fidèles. Il a fait de son neveu, Isidore Nguélé Medza, son tout-puissant secrétaire particulier. Pour tenir l’administration, il compte sur Dominique Baya, à qui il a confié la fonction sensible de secrétaire général de la police en 2015 en remplacement d’un autre de ses proches, Victor Ndocki, dont il a obtenu la nomination au poste d’ambassadeur en Allemagne.

La promotion de Baya a failli déclencher une crise au sein de la notabilité policière. De fortes têtes, à l’instar du commissaire divisionnaire Jean-Louis Messing, alors directeur de la police des frontières, estimaient que quelqu’un de plus ancien et plus expérimenté que le poulain de la Délégation générale à la sûreté nationale (DGSN) aurait dû hériter du titre. Informé de la contestation, Mbarga Nguélé convoqua une réunion de crise. « Dites-moi ce que vous pensez ici et maintenant, à haute voix », tonna-t-il. Le silence des frondeurs ne les préserva pas des foudres du « patriarche », qui limogera plus tard Messing et quelques autres.

Sa garde rapprochée compte également des éminences grises telles que l’inspecteur général Jean-Marie Mvogo ou le responsable des finances de la police, Elie-Serge Amougui Atangana. Il y a aussi le controversé commissaire Vincent de Paul Meva’a, chef de la cellule des enquêtes au cabinet du DGSN (c’est son « homme à tout faire », explique-t-on à Yaoundé), et des fidèles comme Raymond Essogo, le patron de la police du Littoral, un retraité que Mbarga Nguélé maintient à son poste.

L’âge avancé n’induit pas le conservatisme. Sensible aux innovations technologiques, Mbarga Nguélé travaille au développement de la vidéosurveillance en milieu urbain. Il a aussi choisi de faciliter les changements de grades, fait adopter un code de déontologie et créé un hôpital de police à Yaoundé. Mais avec quel succès ?

« Les ripoux sont connus ! »

Plusieurs policiers interrogés affirment, en requérant l’anonymat, que le bilan est mitigé. La fraude en matière de délivrance des titres de voyage et des papiers d’identité est toujours très répandue. Le « délégué » dispose certes d’un Conseil de discipline impitoyable, mais « la grande corruption s’est maintenue, voire aggravée, dans les services centraux », accuse l’un de nos interlocuteurs. « Pendant des années, des policiers véreux ont extorqué au vu et au su de tous des sommes rondelettes aux demandeurs de passeport résidant à l’étranger, poursuit notre source. Pour éviter de se retrouver en situation irrégulière dans leurs pays d’accueil, ceux-ci n’hésitaient pas à payer 300 000 F CFA [près de 460 euros] pour bénéficier d’un renouvellement express. Les “ ripoux” sont connus, ils portent toujours l’uniforme ! »

Autre source de mécontentement : la « vigilisation » de la police au détriment de ses missions reconnues par la loi. Dans un enregistrement diffusé sur les réseaux sociaux, les Camerounais ont appris avec consternation que l’homme d’affaires controversé Jean-Pierre Amougou Belinga bénéficiait de la protection de treize agents. Et il n’est pas le seul. Des fonctionnaires de police font souvent office de gardes du corps pour les directeurs de banques ou de grosses entreprises. Pendant ce temps, dans certaines parties du territoire, les forces de l’ordre manque d’effectifs. En 2014, un policier d’Amchidé (Extrême-Nord), ville à l’époque assiégée par les combattants de Boko Haram, confiait à Jeune Afrique que son commissariat comptait « dix-neuf policiers et [avait] pour mission de sécuriser la ville en même temps que 100 km de frontière avec le Nigeria ».

Mais au bout du compte, pour Paul Biya, les réussites et les échecs du plus vieux policier au monde comptent peu. C’est sa loyauté qui lui assure une longévité très au-dessus de la normale. Lors de sa prise de fonctions, en 2010, il s’était engagé à « ne rien laisser au hasard pour que la police redevienne ce qu’elle [devrait] être, quel que soit le temps que cela prendrait ». Sans doute ne pensait-il pas en avoir autant.

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