Avec AFP

Si l’armée russe réussit actuellement à progresser en l’Ukraine, c’est au prix de pertes sans précédent depuis le début du déclenchement de la grande offensive en 2022. La raison : Moscou a intensifié son recours à la stratégie “de la chair à canon”, qui consiste à mettre constamment sous pression les défenses ukrainiennes en envoyant à l’assaut des vagues successives de soldats peu entraînés.

Ils ont avancé de quelques centaines de mètres au nord d’Avdiïvka ces derniers jours. Pareil dans les environs de Bakhmout. Les forces russes ont même pris une partie du village de Tchassiv Yar, à quelques kilomètres à l’est de Bakhmout, actuellement considéré comme l’un des points les plus chauds du front en Ukraine.

Pour engranger ces quelques gains territoriaux, l’armée russe s’adonne depuis mai à une “stratégie de la chair à canon” tous azimuts, raconte jeudi 4 juillet la BBC.

Coût humain exorbitant

“Nos hommes doivent défendre leurs positions face à quatre ou cinq vagues d’ennemis par jour, ce qui donne l’impression d’avoir à arrêter des attaques sans fin”, a raconté à la chaîne britannique le lieutenant-colonel Anton Beyev, qui défend les positions ukrainiennes au nord de la région de Kharkiv, non loin de la frontière avec la Russie. “Des sources ukrainiennes indiquent qu’à certains endroits, les unités de ‘chair à canon’ peuvent lancer près d’une douzaine d’assauts par jour”, précise Joseph Moses, expert en stratégie militaire à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.

“C’est une stratégie que les Russes semblent appliquer tout le long du front – de la région de Kharkiv à celle de Kherson [au nord de la Crimée, NDLR] – pour tester la solidité des fortifications ukrainiennes”, constate Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics.

Le coût de cette tactique du rouleau compresseur humain peut apparaître exorbitant. L’armée russe a ainsi perdu environ 1 200 hommes par jour – tués ou blessés – ces deux derniers mois, selon les services de renseignement occidentaux. Du jamais vu depuis le début de l’offensive de grande ampleur russe en Ukraine en février 2022, rapporte l’Institute for the Study of War, un cercle de réflexion nord-américain qui publie des analyses quotidiennes de la guerre en Ukraine.

Si le bilan humain pour les Russes semble être sans précédent, ce n’est en revanche pas la première fois que Moscou a recours à cette stratégie de la “chair à canon”. “Historiquement, c’était l’un des points centraux de la doctrine militaire soviétique. Mais, dans le conflit actuel en Ukraine, ce sont les mercenaires du groupe Wagner qui l’ont appliqué en premier lors du siège de Bakhmout, à partir de la fin du printemps 2022”, détaille Sim Tack, analyste militaire qui suit la guerre en Ukraine depuis le début du conflit.

La méthode Wagner perfectionnée

“Le ministre russe de la Défense s’en est ensuite emparé, et on constate à l’occasion de l’offensive actuelle qu’il a perfectionné cette stratégie”, note Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow.

Du temps de Wagner et de la bataille de Bakhmout, le groupe de mercenaires tentait de submerger les défenses ukrainiennes en envoyant sans relâche des unités de prisonniers russes mobilisés, qui devaient se lancer à l’assaut des positions adverses à pied. Ils avaient pour ordre de ne pas revenir tant que les défenses ukrainiennes n’étaient pas détruites… ou que leur unité n’avait pas été entièrement décimée.

Dorénavant, ces vagues humaines se dirigent vers l’ennemi… à bord de tout type véhicules légers. “L’armée russe se sert même des voiturettes chinoises de golf modifiées pour transporter cette ‘chair à canon'”, souligne Huseyn Aliyev.

Ces cibles mouvantes “sont plus difficiles à toucher avec les drones que les soldats à pied, et ils arrivent plus vite, ce qui augmente leur chance de passer à travers les défenses ukrainiennes”, résume l’expert militaire de l’université de Glasgow.

Le ministère de la Défense continue de recruter parmi les détenus, leur promettant des remises de peine en plus de leur salaire mensuel. “Ce sont les unités qu’on appelle ‘Storm-Z’, regroupant des prisonniers et des soldats ayant reçu des sanctions disciplinaires”, note Joseph Moses.

Mais les autorités russes arrivent aussi à attirer “des chômeurs ou des travailleurs mal payés avec la promesse de récompenses financières s’ils participent à ces ‘unités d’assaut'”, précise Huseyn Aliyev.

“La bonne stratégie au bon moment” ?

L’état-major russe a notamment décidé de miser davantage ces derniers mois sur cette stratégie brutale parce que “l’armée russe d’avant l’invasion en Ukraine n’existe plus”, affirme Jeff Hawn. Autrement dit, la plupart des soldats professionnels et bien entraînés sont morts ou blessés, et ont été remplacés par des recrues ou des réservistes ayant reçu une formation minimale. Les transformer en chair à canon est plus sûr pour les officiers que de tenter de leur faire réaliser des manœuvres plus compliquées.

À condition d’avoir peu d’égards pour la vie humaine, c’est aussi “la bonne stratégie au bon moment”, selon les experts interrogés par France 24. “Si les États-Unis n’avaient pas tergiversé aussi longtemps pour débloquer l’aide militaire, cette approche aurait été beaucoup moins efficace”, assure Jeff Hawn. Les réserves en munitions de l’armée ukrainienne demeurent faibles, notamment pour l’artillerie, “qui reste la meilleure arme pour empêcher ces vagues humaines de s’approcher trop près”, souligne Huseyn Aliyev.

Les soldats russes ont donc le temps d’arriver au contact, ce qui met non seulement la pression sur les défenseurs, mais “permet aussi à ces unités d’assaut de mener des missions de reconnaissance”, précise Sim Tack. Au fur et à mesure que les vagues d’assaut se succèdent, l’armée russe peut ainsi obtenir une vision toujours plus précise de l’emplacement des défenses ukrainiennes.

Autre timing favorable à Moscou, la Russie a décidé de puiser dans son immense réservoir d’individus mobilisables pour constituer ce rouleau compresseur humain peu avant que l’Ukraine décide de promulguer sa loi de mobilisation, qui a pour objectif d’enrôler des centaines de milliers de soldats supplémentaires. “Cela met une pression considérable sur l’Ukraine à un moment où elle peine encore à trouver les moyens suffisants pour remplacer les pertes dues à ces assauts constants”, estime Joseph Moses.

Gagner du terrain tant qu’il est encore temps

Ce type de stratégie “a aussi un impact psychologique fort sur les défenseurs obligés d’être constamment à l’affût. En théorie, l’Ukraine devrait augmenter les cadences de rotations pour permettre aux soldats de se reposer, mais Kiev n’en a pas les moyens”, ajoute Huseyn Aliyev.

Le choix de Moscou peut donc sembler judicieux. Mais la Russie peut-elle se permettre de sacrifier ainsi des hommes pendant longtemps ? “Dans les circonstances économiques, politiques et militaires actuelles, la Russie a les moyens de s’appuyer sur une telle stratégie pendant quelques temps encore”, assure Nicolo Fasola, spécialiste des questions militaires russes à l’université de Bologne. Plus longtemps, en tout cas, que l’Ukraine ne peut se permettre de repousser ces assauts, d’après les experts interrogés par France 24.

Il n’en demeure pas moins qu'”au regard de tous les standards militaires occidentaux, ce n’est pas une stratégie efficace. Il faut quand même se rendre compte qu’on parle de quelques kilomètres de territoires gagnés au prix de dizaine de milliers d’hommes perdus”, souligne Sim Tack. Elle représente en revanche un précieux outil de propagande pour le Kremlin. “Moscou peut ainsi se targuer d’avancer et d’être le camp qui a l’initiative”, résume Sim Tack.

Et si l’avancée russe peut sembler modeste au regard des pertes, “ce sont tout de même des gains de territoires dont la Russie peut se prévaloir par la suite”, note Nicolo Fasola. C’est le dernier pari qui motiverait ce recours à la stratégie de la chair à canon : il faut faire vite pour récupérer autant de territoire que possible avant les élections aux États-Unis.

L’état-major russe “estime que si Donald Trump gagne, Washington va faire pression pour amener l’Ukraine à la table des négociations”, explique Jeff Hawn. Et, pour ce spécialiste, plus la Russie détiendra de territoire en novembre, plus elle sera en position de force pour négocier.

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