Par Franck Foute (Jeune Afrique) – envoyé spécial à Mada

Le président de l’Assemblée nationale a façonné sa longue carrière politique à partir du village de Mada, dans l’Extrême-Nord. Une base arrière sur laquelle le patriarche règne sans partage.

À quoi ressemblerait une « totémisation » du président de l’Assemblée nationale camerounaise, Cavayé Yeguié Djibril ? À l’un de ces dinosaures qui luttèrent farouchement pour leur survie ? À un éléphant, dont l’appétit n’a d’égal que son impressionnante stature ? Ou plutôt à un crocodile, dont la cohabitation avec ses semblables est parfois difficile ?

À Mada, on penche forcément pour un lion, ce puissant félin qui règne sur la savane. Normal : ici, l’enfant du village n’est pas seulement l’inamovible président de l’Assemblée nationale – poste qu’il occupe depuis 1992. Il en est surtout le lamido – titre que les musulmans du septentrion camerounais donnent aux chefs traditionnels.

Sur les cimes du pouvoir

Lorsque Cavayé Yeguié Djibril fait son entrée au Parlement, en 1970, le Cameroun est encore un État fédéral, dirigé par Ahmadou Ahidjo. Pendant près d’un demi-siècle, à coup de féroces batailles politiques, et faisant preuve d’une exceptionnelle longévité, l’émir de Tokombéré est parvenu à se hisser puis à se maintenir sur les cimes du pouvoir camerounais. Un accomplissement qu’il doit principalement à sa terre natale de Mada, cœur de cible de son marketing électoral.

Une cinquantaine de kilomètres séparent ce village de l’arrondissement de Tokombéré (département du Mayo-Sava) de Maroua, la capitale de la région de l’Extrême-Nord. Pour y accéder, on emprunte la route nationale 1 de Maroua à Kousseri, puis on bifurque sur une route sablonneuse, parfois inondée en saison pluvieuse. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que Mada a hérité d’une première route bitumée. Ce chantier inachevé, dont les travaux ont été relancés il y a quelques années, n’a toujours pas été livré.

Souvent à Mada

Le village en lui-même ne paie pas de mine. Aux cases en terre succèdent des champs de mil, de maïs ou de coton. Niché au cœur de cette oasis de verdure, en plein milieu de la savane, le lamidat de la localité est reconnaissable au drapeau camerounais qui flotte à son entrée et à la garde prétorienne qui l’entoure. C’est ici que le président de l’Assemblée nationale réside lorsqu’il ne séjourne pas à Yaoundé.

Il y a longtemps que l’octogénaire apparaît moins volontaire dans sa gestion de la représentation nationale, tâche désormais déléguée à un cercle restreint de ses fidèles. Il vit la plupart du temps reclus dans cette maison moderne, à l’architecture semblable à celle des sarés, caractéristiques de la région.

Cavayé Yeguié Djibril a hérité du lamidat à la mort de son père, en 1971. À l’origine, il s’agissait d’un territoire christiano-animiste, dont le peuple appartient à la communauté kirdie, qui occupait les montagnes du septentrion et s’opposait aux musulmans. Au sein de cette tribu acéphale, Cavayé père était un patriarche respecté. C’est donc lui que l’administration tutélaire française, puis Yaoundé, considéraient comme le chef.

Éclairé ou opportuniste ?

Durant les années Ahidjo, le lamido Cavayé – éclairé ou opportuniste, selon les sources – renforce sa proximité avec le pouvoir central en se convertissant à l’islam. Moderniste, il ne manifeste aucune hostilité à l’ouverture, dans son village, d’une école publique, ainsi qu’à celle d’une école franco-arabe, dès le début des années 1950. Plusieurs de ses fils sont d’ailleurs scolarisés à Mada. Parmi eux, le jeune Yeguié, baptisé Gabriel par les missionnaires de l’abbé Baba Simon, qui implantent une école et une paroisse non loin, à Tokombéré.

Jusque-là, rien ne prédestine Yeguié à ceindre la couronne royale. Son cycle scolaire achevé, il se rend à Mora, où il se lie d’amitié avec des personnalités en puissance telles qu’Abba Boukar – futur député, puis sénateur du Mayo-Sava – ou Abba Malla, le père de l’actuel ministre Talba Malla. Ces relations lui ouvrent les portes du monde des affaires. On lui connaîtra, par la suite, de nombreuses activités commerciales et maraîchères, florissantes, et même un commerce de voitures.

Baroudeur, il se rend un temps à Garoua, se forme et se fait recruter comme professeur d’éducation physique. Alors que le pouvoir d’Ahidjo favorise insidieusement les membres de la communauté musulmane peule au détriment de celle des Kirdis, il se convertit à l’islam et prend le nom de Djibril.

À la mort de son père, Yeguié Djibril est déjà une figure du clan. Surtout, il dispose de moyens importants. Mais c’est son frère, Zaké Tinga, que le patriarche avait désigné pour lui succéder. Par un tour de passe-passe dont lui seul a le secret, il parvient quand même à se hisser sur le trône. Il adopte alors le nom de son père, et devient le lamido Cavayé Yeguié Djibril.

La politique, une affaire de famille

Le nouveau lamido a de l’ambition. Lorsque se profilent les élections législatives de 1973, Cavayé Yeguié est déjà membre de l’Assemblée législative du Cameroun oriental depuis avril 1970. Il rempile, et, surtout, entre au bureau du Parlement en tant que questeur. Il n’en sortira plus. Élu local et chef traditionnel, il devient la principale figure de Mada. L’ethnie qui a donné son nom au village n’est cependant pas la seule à y vivre. La localité abrite également des Mouyengs, des Zoulgos ou encore des Ouldémés – des communautés pour certaines bien plus importantes en nombre que les Madas.

Conscient de cette situation, Cavayé Yeguié Djibril noue de solides alliances en épousant deux femmes issues de familles royales, dans les lamidats de Makalingai et de Séraoua. Il mariera ensuite ses filles dans les lamidats de Warba, de Limani et de Mémé. Ses fils, eux aussi, convolent avec des femmes issues de familles régnantes ou nobles. « Dans cet arrondissement, la politique est la propriété privée de Cavayé Yeguié Djibril et des siens, confie un habitant. Si vous n’avez pas d’entrées dans cette famille, vous ne pouvez bénéficier ni de leurs faveurs ni de leurs largesses. Ici, la politique est une affaire de famille et de réseau. »

À Mada, Cavayé est régulièrement accusé de pratiquer un clientélisme intensif, qui consiste à placer des hommes liges dans les différentes communautés, avec, pour objectif final, de maîtriser parfaitement le terrain politique local. Dans son village, le président de l’Assemblée nationale se pose en homme providentiel, en évergète qui distribue des semences durant les périodes de sècheresse ou favorise le recrutement de ses affidés dans l’administration.

« Cavayé Yeguié Djibril a accumulé des ressources institutionnelles, qui font de lui un acteur clé de la scène politique locale », estime Alawadi Zelao, enseignant-chercheur à l’Université de Dschang. Il siège au bureau politique, instance suprême du Rassemblement démocratique du peuple camerounais [RDPC], de Paul Biya, et dispose ainsi d’un précieux outil pour animer, activer et moduler, selon ses vues, le champ politique de son arrondissement, voire au-delà. »

Armada

Au fil des ans, le patron de l’Assemblée nationale est parvenu à verrouiller tout le système local. La section du parti est dirigée par Naba Hans, l’un de ses proches ; l’antenne d’Elecam, par un Mada, l’un de ses fidèles ; et le maire du village, Boukar Tikire, n’est autre que son beau-frère. Quant à son directeur de cabinet, Boukar Abdourahim, il est l’un des hommes les plus influents de la contrée.

Bien qu’entouré de cette armada, Cavayé Yeguié Djibril n’a pas toujours été épargné par la contestation – parfois même au sein de sa propre formation politique. Son cousin, Touda Kla, ancien trésorier-payeur général de Yaoundé, ou encore Jean-Baptiste Baskouda, ancien ministre, sénateur et aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel, font partie de ceux qui lui ont donné des sueurs froides.

À chaque fois, Cavayé a pu compter sur le soutien sans faille de Yaoundé. « Rejeté par la base, repêché par le sommet », titrait ainsi, en 2002, le quotidien Mutations, après de houleuses opérations de renouvellement interne, au cours desquelles le fauteuil de Cavayé avait paru particulièrement menacé.

Un pilier du système Biya

À Mada, Cavayé Yeguié Djibril joue un rôle clé dans le maillage territorial du président Biya. Et pour cause : c’est l’actuel chef de l’État qui a mis le lamido de Mada sur orbite peu de temps après son arrivée au pouvoir, en 1982. Pour diminuer l’influence des Foulbés, choyés par le régime Ahidjo, Paul Biya choisit de jouer la carte kirdie. Un an après sa prise de fonction, la région du Nord est divisée en trois unités administratives. Le chrétien Luc Ayang, un Tupuri, remplace Bello Bouba Maïgari, un musulman peul, à la Primature. La même année, Cavayé Yeguié Djibril est promu deuxième vice-président de l’Assemblée nationale.

Lors des élections de 1992, le septentrion affiche son rejet de la politique de Paul Biya et vote en majorité pour l’UNDP, un parti ahidjoïste. Quelques villages font exception, dont Mada où le lamido Cavayé parvient à faire gagner le RDPC. Il fait alors partie de ceux qui militent activement pour la réélection de Biya face à John Fru Ndi, quelques mois plus tard.

Depuis, Cavayé Yeguié Djibril semble intouchable. Non seulement il n’a jamais bougé du perchoir, mais, surtout, le régime tolère toutes ses fantaisies : un leadership monolithique et des pratiques politiques d’un autre âge. Ce fut encore le cas en 2018 quand, poussé dans ses retranchements par un Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) offensif, le lamido s’était permis d’assister à une cérémonie au cours de laquelle des gadgets à l’effigie du parti de Maurice Kamto avaient été brûlés. Malgré la plainte que les avocats du MRC ont déposée, le 19 juillet 2018, Cavayé n’a jamais reçu le moindre rappel à l’ordre.

À 83 ans, l’intéressé apparaît plus que jamais comme un pilier du système Biya. Des baobabs politiques tels qu’Amadou Ali ou Dakolé Daïssala ont tiré leur révérence, le MRC a gagné du terrain, et le septentrion connaît de profonds changements politiques. Cavayé, lui, continue à faire de la résistance. À Mada, son village, qu’il n’a guère bonifié, c’est surtout son aptitude à transposer son rôle de chef traditionnel dans le champ politico-institutionnel qui constitue son véritable legs.

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