Par Kidi Bebey, le monde Afrique

Dans son quatorzième roman, l’auteur congolais renoue avec la veine picaresque de « Mémoires de porc-épic » et « Verre cassé ».

Alain Mabanckou est de ces auteurs qui manient la plume comme les magiciens leur baguette. Avec lui, les morts de longue date désertent leur tombe pour aller raconter des histoires aux nouveaux venus des cimetières et les initier aux us et coutumes du pays des ténèbres, car, estiment-ils, « c’est pitoyable de tomber sur des gens qui sont morts et qui ne savent pas ce qu’il faut faire après ».

Les défunts sont également capables de rendre visite incognito aux vivants, d’aller danser et ripailler parmi eux en ville, quand ils ne recourent pas aux éléments pour exprimer des revendications… « Dans cette nécropole, écrit le romancier congolais, les défunts organisèrent une grève musclée qui est restée dans la mémoire. […] Pointe-Noire a alors connu une des pluies les plus longues de son histoire. »

Bienvenue dans Le Commerce des Allongés, au cœur de la ville fétiche et de l’univers d’Alain Mabanckou, chez qui, définitivement, les morts ne sont pas morts, mais simplement passés dans le camp des invisibles.

Vous pouvez partager un article en cliquant sur les icônes de partage en haut à droite de celui-ci.
La reproduction totale ou partielle d’un article, sans l’autorisation écrite et préalable du Monde, est strictement interdite.
Pour plus d’informations, consultez nos conditions générales de vente.
Pour toute demande d’autorisation, contactez droitsdauteur@lemonde.fr.
En tant qu’abonné, vous pouvez offrir jusqu’à cinq articles par mois à l’un de vos proches grâce à la fonctionnalité « Offrir un article ».

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/10/09/le-commerce-des-allonges-d-alain-mabanckou-des-morts-qui-en-disent-beaucoup_6145048_3212.html

Malgré son nom qui signifie « la mort a eu peur de moi »,le jeune Liwa Ekimakingaï vient de rendre l’âme. Encore tout surpris de ce qui lui arrive, il profite des quatre jours de cérémonie qui suivent son décès pour revoir l’ensemble de sa vie et chercher à comprendre les raisons de son départ. Bien de sa personne, toujours tiré à quatre épingles, Liwa n’avait pas la trentaine. Petit-fils attentionné, il menait une vie rangée auprès de sa grand-mère, la commerçante dévote Ma Lembé. Commis de cuisine dans un grand hôtel de la ville, le jeune homme rêvait de monter en grade et, en attendant, s’offrait de rares sorties le week-end. Jusqu’à la nuit fatale. Mais pourquoi donc Liwa est-il mort sans même avoir eu le temps de connaître l’amour ?

Un vaste tableau sociopolitique

Ligne directrice du roman, l’enquête de Liwa pour reconstituer le scénario de ses dernières heures s’étaye dès le départ de nombreux souvenirs d’enfance et d’anecdotes qui, tel le fond d’un tableau, permettent de brosser les contours de son cadre familial et amical, la physionomie de son quartier ainsi que celle de la ville de Pointe-Noire. On visualise ainsi la double partition, topographique et sociale, qui veut que les riches et les pauvres ne se mélangent jamais, et ce jusque dans la mort puisque la ville compte deux cimetières distincts : le « Frère Lachaise », où l’on enterre le petit peuple, et le « Cimetière des riches […] où les tombes sont de véritables habitations ».

Vous pouvez partager un article en cliquant sur les icônes de partage en haut à droite de celui-ci.
La reproduction totale ou partielle d’un article, sans l’autorisation écrite et préalable du Monde, est strictement interdite.
Pour plus d’informations, consultez nos conditions générales de vente.
Pour toute demande d’autorisation, contactez droitsdauteur@lemonde.fr.
En tant qu’abonné, vous pouvez offrir jusqu’à cinq articles par mois à l’un de vos proches grâce à la fonctionnalité « Offrir un article ».

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/10/09/le-commerce-des-allonges-d-alain-mabanckou-des-morts-qui-en-disent-beaucoup_6145048_3212.html

Alain Mabanckou s’appuie également sur tout une galerie de personnages – parmi lesquels les nouveaux pairs « allongés » de Liwa – pour construire un vaste tableau sociopolitique. Son héros voit apparaître des « chanteuses-danseuses-pleureuses » professionnelles venues aider Ma Lembé à supporter son deuil, un inspecteur de police teigneux surnommé « Marteau-piqueur », un artiste de renom autopromu « l’incomparable, le seul, l’éternel et unique Lully Madeira », ou encore une inquiétante « Femme corbeau » du nom de Liliane Bilongo. Il entend également parler du sentencieux chef de l’Etat, dit « président Papa Mokonzi Ayé alias Zarathoustra », il se mesure à un certain « Mamba noir », ancien gardien du Frère Lachaise, puis croise la route du directeur du port maritime, Augustin Biampandou, qui, malgré son omnipotence, se protège des esprits malfaisants grâce à Angelou, sa « sorcière de maison »…

Les figures et les lieux aux noms les plus farfelus se multiplient ainsi à chaque page du livre, de même que surviennent chapitre après chapitre les événements les plus improbables : crimes crapuleux, meurtres rituels, magie noire… Une narration enlevée accompagne cette gradation d’intrigues, passant d’un ton ironique et léger au comique de situation poussé jusqu’à l’outrance.

Un humour grinçant jusqu’à la satire

Quatorzième roman d’Alain Mabanckou, Le Commerce des Allongés renoue avec la veine picaresque de l’auteur, celle qui l’a rendu populaire avec des titres comme Mémoires de porc-épic ou Verre cassé. Car c’est au public avant tout que l’écrivain congolais adresse un clin d’œil, en fustigeant par la moquerie les malversations des hommes politiques ou en pointant du doigt la mauvaise gestion d’un pays toujours plus appauvri par la classe des nantis. Pour qui sait lire sous le vernis du rire, l’humour s’avère grinçant jusqu’à la satire.

Reste Liwa, héros innocent et modeste au centre de cette vaste mascarade, dont Mabanckou s’applique – en enseignant qu’il est – à enrichir les connaissances. Il l’introduit ainsi à la figure historique de Kimpa Vita (« A l’école, on ne vous enseignait pas l’histoire de cette prophétesse du royaume Kongo qui luttait pour l’union de sa terre natale ») ou aux récits pleins d’enseignements du doyen des lettres maliennes Amadou Hampâté Bâ (« Il n’y a pas de petite querelle »). C’est ainsi, par l’élévation culturelle, que l’enquête de Liwa devient initiation et que le romancier parvient à se départir du réel pour faire revivre, par la magie des mots, le pays mirifique que demeure à ses yeux le Congo de son enfance.

Le Commerce des Allongés, d’Alain Mabanckou, éd. Seuil, 304 pages, 19,50 euros.

Leave A Reply